La formation allemande Lord of the Lost se plaît à se dérober à toute tentative de classement dans un genre plutôt qu'un autre, offrant depuis plus de dix ans des compositions mélancoliques, mélodiques et théâtrales à l'esthétique travaillée. Le combo présente aujourd'hui son septième opus studio, Judas, double album ambitieux construit autour d'un concept, celui de l'observation de la limite fine entre le bien et le mal, trouvant dans le personnage biblique Judas un prétexte à réfléchir sur la complexité des relations humaines.
Lord of the Lost, formation menée par Chris Harms — membre fondateur, principal compositeur et également producteur, œuvrant dans le groupe au chant, au violoncelle et à la guitare — n'en est pas à sa première réalisation à contre-courant. Le quintette, qui a la particularité de ne se réclamer d’aucun genre musical, a démontré un certain talent pour brouiller les pistes, mêlant habilement des influences indus, metal, rock, pop, à une certaine mélancolie et noirceur. Après l’accrocheur Thornstar (2018) et Swan Songs III (2019), dernier volet d’une trilogie d’albums revisitant d’anciens titres sur des formats acoustiques avec un orchestre à cordes, la formation originaire de Hambourg se lance aujourd’hui dans un nouveau projet monumental, en proposant sur Judas vingt-quatre titres pour plus d’une heure quarante de musique.
Le concept de Judas repose sur les différentes perspectives qui peuvent exister autour du personnage complexe de Judas, décrit comme le traître dans le Nouveau Testament, à partir des nombreux questionnements et zones d’ombre existant dans les textes. Mais au-delà de la référence biblique, Lord of the Lost explore avant tout ici des thèmes universels, comme la vengeance, la trahison, le sentiment d’être invisible ou rejeté dans la société, et la complexité des relations humaines. Le guitariste Pi nous a confirmé dans une récente interview que chaque morceau peut être lu et compris au premier degré, sans forcément tout lier au concept et au personnage de Judas, à partir du moment où tout le monde peut s’identifier aux sentiments et émotions exprimés dans les morceaux.
Le premier disque, Damnation, apparaît d’emblée comme plutôt sombre, à la fois dans les thèmes abordés mais aussi les instrumentations. Avec le premier morceau, "Priest", le groupe introduit le concept et un leitmotiv musical qui reviendra régulièrement dans l’album. Tout tourne autour de la voix de Chris, clé de voûte de l’album et signature du son propre à Lord of the Lost grâce à son timbre grave et profond. Il livre dans Judas une performance exceptionnelle tout en intensité, jouant d’une force narrative non feinte dans des registres très variés. Sa voix reconnaissable, basse et suave, se démarque d’ailleurs des timbres parfois associés à la musique allemande, côté indus ou EBM (electronic body music). Le single "For They Know Not What they Do" s’impose comme première pièce maîtresse, créant beaucoup d’effet, la mélodie entêtante, les chœurs et le jeu magistral s’alliant pour créer un élan, une force irresistible.
Ce premier disque ne s’installe pas dans une routine confortable et répétitive, bien au contraire. On y trouve d’abord de la douceur et de la délicatesse dans des titres assez sombres ("Euphoria" et son solo entrelacé avec le chant), sur lesquels le le chœur et le chant de Chris prennent le devant (a capella dans "The Death of All Colours"). L’accompagnement à l’orgue participe à une montée indéniable d’émotions, entre tristesse et abandon comme dans "Death Is Just a Kiss Away" ou "In the Field of Blood", avec la participation au chant de Scarlet Dorn. Ces morceaux lents, émouvants et intenses, ne sont cependant pas forcément les plus marquants de Damnation, car c’est bien dans la puissance et les effets grandiloquents que Lord of the Lost pose son empreinte dans les esprits.
Les morceaux explosifs de cette première partie d’opus ne présentent pas tous les mêmes caractéristiques, mais possèdent cette puissance et cette rage en adéquation avec les tourments évoqués dans les paroles. "The Heart is a Traitor", piste éminemment metal, possède une force dans l’attaque, et groove énormément. "2000 Years a Pyre" donne dans l’intensité avec des couplets au chant hurlé, un solo superbe et une mélodie entêtante au piano. Le travail des guitares et de la basse n’est pas en reste sur les riffs heavy du puissant "Born With a Broken Heart", ou dans l’instrumental très lourd "Be Still and Know", où les guitares prennent une ampleur remarquable.
La participation d’un chœur confère vraiment à Judas une dimension particulière. Le chant choral est partie prenante des morceaux, répondant à Chris dans un dialogue intense. C’est le cas dans "A War Within", titre délicat conclu par un solo de violoncelle du vocaliste, ou "The Ashes of Flowers", très majestueux, les passages solennels des choeurs étant ponctués par des incursions surpuissantes de Niklas à la batterie.
Atout indéniable de l’album, l’omniprésence des claviers, du piano, et surtout de l’orgue d’église est incroyable. Ce dernier crée une ambiance religieuse, quasi céleste, tout en donnant une profondeur et une solennité aux titres. Le son est massif mais l’atmosphère créée ici est vraiment unique : citons la ballade "My Constellation", sur laquelle le chant angélique, porté par l’orgue de Gared, prend une dimension sacrée, ou l’ultime piste du second disque, "Work of Salvation", mêlant douceur et puissance pour évoquer cette conclusion pleine d’espoir après le retour d’une certaine harmonie. L'orgue apporte enfin une touche funèbre, mêlé à des sonorités synthwave dans les arrangements sombres et pesants du titre "The 13th", décrivant justement le sentiment d'être invisible pour les autres, pour celui condamné à vivre dans l'ombre.
Le second disque, Salvation, s'ouvre sur "The Gospel of Judas". Ce texte évoque à la fois les interprétations différentes qui ont pu être données sur le rôle de Judas, entre traître, paria, et réel sauveur, mais relate aussi, en-dehors de toute référence biblique, la difficulté de se sentir rejeté, isolé, condamné par la société, ces thématiques se retrouvant d'ailleurs souvent dans les paroles de Lord of the Lost. Le groupe prône au demeurant une certaine ouverture d'esprit et des valeurs de tolérance et d'acceptation particulièrement appréciées par les fans.
Ce second disque comporte des titres plus dynamiques, groovy et entraînants, avec des sonorités évocatrices des années 80, une utilisation plus marquée des synthés new wave, des touches de batterie électronique et des refrains ultra efficaces, comme par exemple dans l’intro du lumineux "The Heartbeat of the Devil", ou dans "Argent", morceau par ailleurs transpercé par le chant magnifique de la Bulgare Gergana. L’entraînant "Viva Vendetta", doté d’une profondeur dans l’association des riffs et du piano, est agrémenté d’un passage crié très sombre, quant au morceau le plus rapide, "Iskarioth", un peu décalé par rapport au reste de l’album, il baigne dans les sonorités indus des années 90, riffs durs et growl venant plomber l’ensemble avec succès. On pourrait reprocher au groupe de verser dans la facilité, voire le kitsch sur Salvation, mais au final tout fonctionne à merveille, les refrains restent en tête après une demi-écoute, et les mélodies font mouche sans difficulté sur l’ensemble de l’album.
Même si l’album souffre de quelques longueurs prévisibles au vu du grand nombre de morceaux, il n’en reste pas moins fascinant, passionnant, et terriblement séduisant. Les Allemands peuvent se targuer d’avoir relevé haut la main ce nouveau défi ambitieux. Judas marque par son excellente production, la variété des atmosphères, la charge en émotions et les mélodies accrocheuses. Toujours aussi loin des genres convenus, Lord of the Lost s’affirme avec force dans cet album magistral, sombre et honnête, qui ne ressemble à aucun autre, et met en avant la puissance mélodique et l’intensité des sentiments. Véritable cri du coeur tout en élégance, ce magnum opus fera date dans la discographie du groupe, qui mérite sans aucun doute de connaître un plus grand succès au-delà des frontières de l’Allemagne.
Judas tracklist :
Judas - Disque 1 : Damnation
1. Priest
2. For They Know Not What They Do
3. Your Star Has Led You Astray
4. Born with a Broken Heart
5. The 13th
6. In the Field of Blood
7. 2000 Years a Pyre
8. Death Is Just a Kiss Away
9. The Heart Is a Traitor
10. Euphoria
11. Be Still and Know
12. The Death of All Colours
Judas - Disque 2 : Salvation
1. The Gospel of Judas
2. Viva Vendetta
3. Argent
4. The Heartbeat of the Devil
5. And it Was Night
6. My Constellation
7. The Ashes of Flowers
8. Iskarioth
9. A War Within
10. A World where We Belong
11. Apokatastasis
12. Work of Salvation
Line-up Lord of the Lost :
Chris Harms – chant, guitare, violoncelle
Pi Stoffers – guitare
Class Grenayde – basse
Gared Dirge – claviers, percussion, guitare
Niklas Kahl – batterie
Le double album Judas, de Lord of the Lost, sort le 2 juillet 2021 via Napalm Records.