Deux heures et demie du matin au Genestival (live report ici). Juste après le concert de Manudigital, nous apercevons les musiciens de City Kay en train de finir de remballer le matos. Nous demandons alors à Jay Ree, le chanteur, s'il peut nous accorder une interview.
Malgré l'horaire plus qu'avancé, il accepte sans rechigner et nous nous dirigeons donc vers l'espace presse.
Jay Ree s'installe sur le divan et, de la même manière que Monsieur Lézard que nous avons également rencontré lors ce festival, c'est un flot de paroles continues qu'il va nous adresser. A notre plus grande joie. A La Grosse Radio, nous aimons les artistes qui prennent la peine de développer leurs propos et qui vont au fond des choses.
Il évoque la prestation du groupe un peu plus tôt dans la soirée, mais aussi les collaborations à l'étranger et leur volonté de créer un reggae qui s'affranchisse des codes et des barrières.
Bonjour Jay Ree, merci de nous recevoir au nom de La Grosse Radio. Peux-tu présenter City Kay ?
Bonjour, City Kay est un groupe de six musiciens, originaire de Rennes, créé il y a une dizaine d'années sur une volonté de composer un reggae différent, tourné vers l'avenir et progressiste. Au début, c'était très roots, on appris à jouer le reggae convenablement, sachant qu'on ne venait pas tous de ce genre musical. Justement, c'était volontaire de monter une formation avec des gens venant d'horizons divers afin d'avoir un vocabulaire autre et de trouver ce qu'on voulait faire. Maintenant, on sait où on veut aller. On a commencé par du reggae traditionnel dans le but d'en apprendre les codes pour ensuite mieux nous en débarasser. Ainsi, depuis trois ans, on essaye d'évoluer vers un son plus urbain qui serait fait par des Européens. En effet, on a toujours été très attiré par la culture urbaine liée au reggae. Yo, l'autre chanteur et guitariste lead, et moi-même sommes Anglais et apportons cette approche différente pour s'affranchir de tout ce folklore.
Quelles impressions conserves-tu après le concert donné tout à l'heure ?
Les gens étaient réactifs et assez directs, ce qui est curieux, car on n'est pas le groupe le plus connu encore pour l'instant. On a eu de supers remarques après le concert, notamment de la part de personnes qui ne sont pas forcément réceptives au reggae à la base. Elles nous disent qu'on apporte quelque chose en plus et cela nous touche. Mais nous avons toujours l'impression de jouer du reggae ! Cependant, pour certains programmateurs, comme celui des Transmusicales, on n'en fait pas du tout. Je vois ce qu'il veut dire quand il nous affirme cela, car c'est justement ce vers quoi on tend.
Pour ma part, vous jouez bel et bien du reggae ! Mais on remarque que vous partez également sur des textures dub et même disco sur "Rockerstyle"...
Le passage disco, c'est pour illustrer un peu le morceau, sachant qu'il évoque le travail ; on a construit une mise en scène à travers le titre : après ta journée de travail, tu sors en boîte pour te détendre.
C'était de l'impro ?
Nan, nan, c'est prévu comme ça. On voulait faire une petite montée en sauce de cette manière. On est également des fans de Miles Davis, période 80's acid jazz. On est tous influencés par la black music en général. Par exemple, le hip-hop West Coast. Tu mets une nappe de West Coast sur un gros reggae qui tache, ça fonctionne ! Par contre, tu ne l'entends pas assez, sauf en sound system, mais pas joué.
On s'inspire justement de l'école dub français live, bien que je considère que ces groupes ne font pas à proprement parler du dub. Pour moi, le dub c'est une musique de studio et d'ingénieur du son. J'ai d'ailleurs travaillé avec Zenzile et je n'étais pas en accord concernant leur étiquette dub. Raison pour laquelle aussi, on n'aime pas dire qu'on joue du dub.
Et pour revenir au reggae, on a la chance en Bretagne d'avoir quantités de festivals avec d'excellentes programmations. Ainsi, dans les années 90, au moment où je voulais commencer à faire de la musique, je me replongeai dans le reggae, que j'avais déjà découvert en Angleterre mais que j'avais quelque peu délaissé. Le même soir, tu pouvais voir des affiches de ouf avec LKJ, Burning Spear, les Gladiators !!
A propos du dub français, ces groupes ont toujours absorbé de multiples influences. Vous suivez le même chemin via vos musiciens issus d'univers opposés...
En effet, c'est très composite. Tu as des autodidactes comme des mecs du Conservatoire, mais la plupart ont une formation solide. Surtout que c'est dur de trouver de très bons musiciens qui ont le respect du reggae, sachant que c'est un genre vu avec beaucoup de condescendance par les gens qui apprennent la musique de manière académique. Il faut justement pouvoir se l'approprier, le ressentir, savoir ce qu'il fait résonner en toi et comprendre pourquoi cette musique-là fonctionne auprès d'un public pas nécessairement anglophone. On cherche ainsi à creuser cet aspect des choses et à aller au-delà des barrières. En France, on est très conditionné par les styles, à savoir dans quel bac on te met, ce qui n'est pas du tout le cas en Angleterre. La France est un pays assez spécifique sur la musique ; l'histoire des quotas influence tout le reste. Et le son qu'on fait a peut-être un peu de mal à trouver un écho, puisqu'on ne rentre dans aucune case ; les organisateurs de concerts, de festivals se demandent si on doit être programmés dans une soirée reggae ou électro (rires). Pourtant, on a joué aux Jeunes Charrues (tremplin des Vieilles Charrues, NDLR), aux Transmusicales et au Printemps de Bourges, donc peut-être que dans trois ans on aura vraiment décollé, les gens nous connaîtront.
Mais au final, d'une certaine manière notre structure est et sera toujours du roots, ce n'est que l'habillage qui évolue. On revient à ce que faisaient par exemple les Black Uhuru, qui étaient parmi les premiers à apporter des machines. De la même manière que les créateurs du dub étaient les pionniers de l'ingénierie du son en général, ils ont fait des trucs de bricoleurs. Ce n'est pas pour rien que tout le matos de Wackies se trouve aujourd'hui au musée Les Paul.
Et après tout, on aspire à créer une musique d'éveil, consciente, mais tout de même avec un peu de légèreté, la preuve on fait du disco (rires), mais également à faire de nos concerts des expériences sensorielles qui casseraient les codes. Justement, des spectateurs qui ne viennent pas du reggae peuvent apprécier notre son. De plus, le reggae transcende les frontières, il est écouté de la Corée du Sud jusqu'en Uruguay. Et pour nous, le fait de chanter en anglais nous permet d'avoir des ouvertures un peu partout : on a pu jouer en Afrique du Sud, on a des plans pour l'Asie. Justement, le reggae est un vecteur puissant en Afrique, on a pu le remarquer, pas du tout considéré comme un phénomène folklorique, mais plutôt comme une valeur d'éducation. Là-bas, les rastas parlent plusieurs langues, s'occupent des gamins en difficulté, sont très respectables et t'ouvrent le cœur. Même les douaniers de l'aéroport de Johannesbourg, où l'on est passé plusieurs fois, nous kiffaient. Tout cela grâce à la musique. Mais bon, je vais sûrement au-delà de tes questions (rires).
Sans problème. C'est cool, tu es comme Monsieur Lézard, tu anticipes tout ce que je veux te demander. Donc alors, vous avez sorti un album Travelling Southern Africa avec des collaborations sud-africaines, angolaises, namibiennes, etc... Dans quel contexte a émergé cette production ?
Le frère du guitariste, qui s'occupait un peu de nous en France étant donné qu'on n'avait pas de manager, s'est expatrié en Afrique du Sud. Il nous a alors proposé de venir faire quelques dates là-bas. Il a donc remis nos albums à quelques producteurs. L'un d'eux était très intéressé et on est entré en contact afin de monter et financer un projet. Le problème, et on s'en est rendu compte par la suite, c'est qu'en Afrique, du jour au lendemain, tu peux perdre la trace de quelqu'un. Du coup plus personne n'avait de nouvelles du producteur en question, même sa femme (rires). Le projet a été récupéré par la suite par la productrice de LKJ qui adorait notre musique. Là aussi, même chose, silence radio de sa part. Puis, alors qu'on pense que tout est tombé à l'eau, on transmet le dossier à l'Alliance française, qui nous a monté une tournée clé en main de 16 dates dans plusieurs pays du sud de l'Afrique. On n'en demandait pas tant ! On s'est rendu en Angola, pays miné et interdit aux touristes, on était les seuls blancs dans la capitale. Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de Jamaïcains qui ont fait ce genre de choses : ils chantent beaucoup l'Afrique, mais ils ne sont pas nombreux à y aller. Quand on était en Angola, Sizzla s'y trouvait également, alors qu'il était censé jouer en Europe, ses producteurs étaient fous ! L'Afrique signifie énormément pour lui. Mais Max Romeo n'a jamais mis les pieds en Afrique apparemment. Le dernier concert reggae qui s'est déroulé en Angola, c'était avec Tiken Jah Fakoly.
Et qui est lui-même Africain...
Tout à fait. S'il n'y avait pas les Alliances françaises, les concerts reggae n'existeraient tout simplement pas. Du coup, on a fait plein de dates, on pouvait rester dans des endroits pendant plusieurs jours. Les rastas venaient nous voir et nous accueillaient dans leurs familles. Il y avait des chanteurs partout !! Et tout est très codifié : tu trouves des chanteurs de première catégorie, les seconds couteaux, etc. Par exemple, on a rencontré un troisième couteau qui avait la même voix que Burning Spear quand il était jeune. On a donc enregistré une trentaine d'interprètes dont un type qui chantait en khoïsan [langue à clics, notamment parlée par Xi de la tribu des Bochimans dans le film Les Dieux sont tombés sur la tête, NDLR], il a donc fallu faire un tri. Et tout ceci a accéléré notre processus pour changer notre son, puisqu'on était dans cette perspective. Par conséquent, on s'est dit : "pourquoi ne pas faire notre prochain album nous-mêmes, marre de ces ingés son fumeurs de weed" (rires). Faire la production, le mix, le mastering afin d'être maîtres de notre propre musique, mais pourtant on ne prétend pas avoir les compétences pour le faire ; on voulait tout faire nous-mêmes, quitte à prendre un an ou deux. On a pris des albums dans tous les styles pour s'en inspirer ; pour la rythmique reggae, on s'est avant tout référé à Pablo Moses. Justement, on a vu beaucoup de Jamaïcains qui portent du respect à ce qu'on fait, car ils remarquent bien qu'on n'essaye pas de les singer ; certains appellent ça du "LSD reggae" (rires). De même que pour les voix : ainsi, pour le futur album, on a préparé un feat. avec Johnny Osbourne et on l'a poussé à aller au-delà de ce qu'il était capable de faire d'habitude. On voudrait aussi collaborer avec des rappeurs ou avec Sinead O'Connor [chanteuse irlandaise qui a notamment sorti un album composé de reprises de classiques du reggae, Throw down your arms, produit par Sly & Robbie, NDLR], par exemple. Bon, j'ai encore digressé (rires).
C'est un vrai échange au moins. Alors quels regards portes-tu sur la scène sud-africaine, outre le fait que le public apprécie beaucoup le reggae ?
On a trouvé très étonnant de ne pas entendre trop de musique traditionnelle. Au final, là-bas, ils font la même chose que chez nous, à savoir faire du son moderne avec de l'ancien. Ils ont le kossa, un style dancefloor tiré de rythmiques traditionnelles avec un gros beat et des synthés les plus récents dessus. Les artistes sud-africains portent quelque chose de différent par rapport au reste de l'Afrique, ils veulent se débarasser de l'exotisme, ils s'ouvrent énormément vers l'Europe et les Etats-Unis. Par conséquent, avec certains artistes, tu ignores s'ils sont sud-africains ou new-yorkais.
Die Antwoord est particulièrement un des gros représentants de cette scène qui se développe à l'étranger...
Oui bien sûr. On a joué aussi avec Double HP, groupe constitué d'un rappeur qui chante en trois langues différentes et de musiciens qui envoient un gros acid jazz groovy, dans le style de Steve Coleman & The Metrics. Le batteur est new-yorkais, la bassiste sud-africaine.
On s'est retrouvé également avec des chanteurs des townships, dont Crosby, sorte de Sizzla de 18 ans qui est arrivé dans le studio et il a mash up le riddim en deux secondes, puis il s'est barré !
L'Afrique du Sud a ceci de particulier avec les Etats-Unis qu'on trouve une scène différente pour chaque ville. A Port Elizabeth, par exemple, ça fonctionne par duo : un chanteur reggae interprète les refrains et un MC hip-hop qui se charge des couplets, tout cela sur de grosses instrus. Tu t'aperçois finalement qu'il y a plus de chanteurs que de musiciens, et les gars n'ont peur de rien !
Sinon, on a quand même vécu des expériences assez ubuesques : un jour tu logeais dans un taudis et le lendemain tu dormais dans une suite présidentielle. A Pretoria, on a joué dans une salle, où les noirs étaient d'un côté et les blancs de l'autre. On s'est aussi retrouvé dans la peau de réfugiés à la frontière du Lesotho pour une histoire de quiproquo à propos de réservation de billets d'avion, alors qu'on devait être au Mozambique le lendemain !
Mais c'est une expérience qu'on aimerait bien réitérer.
Vous avez enregistré votre dernier album, Daystar, d'abord sur une texture roots pour ensuite le remixer complètement. Quelle est votre prochain "défi" ?
Ce serait de refaire la même chose mais dans l'autre sens. En fait, une fois l'album terminé, on a pu trouver notre recette. Le morceau qui nous a servi de pivot était la reprise de "Here before" de Vashti Bunyan, chanteuse folk, qui parle de la réincarnation et de l'enfance. Il avait déjà été repris par Fever Ray, artiste suédoise électro. La mélodie nous parlait énormément. C'est notre clavier qui s'est chargé de réadapter tout cela. C'est d'ailleurs lui qui s'occupe du mix, du mastering au sein du groupe, il fabrique également tous ses plugins, rien n'est copié.
C'est le King Tubby du groupe...
Avec les diplômes en plus, sans vouloir offenser King Tubby. Mais tout le monde sait que c'est Scientist qui faisait les dubs (rires). Je vais me faire flageller pour ce que je dis. (rires)
Bon, plus sérieusement, on est quand même assez fiers de mettre en avant le fait qu'on réalise toute la production. On a d'ailleurs eu de bonnes remarques à ce propos.
Avant tout, notre but est de groover. Et jusqu'à preuve du contraire, un kick reggae est un kick disco, pour la bonne et simple raison que le reggae est une musique qui vise à faire danser les gens. Et le live de Burning Spear de 1988 reste notre référence en la matière ; on a la même installation sur scène : trieurs, augmentation du son de la batterie, etc. Il y a quelques trucs sur lesquels on a directement appris à jouer dessus. Au final, ça nous a pris quatre ans pour apprendre à groover. Il nous fallait le batteur idoine et on a été le chercher à Reims, car aucun ne nous correspondait en Bretagne. On estime en effet que la rythmique est primordiale. Notre batteur est très talentueux, il est capable de partir sur des envolées acid jazz, sonorités que tu n'entends jamais dans le reggae.
On peut se baser également sur Zenzile, Black Uhuru, de la techno, mais surtout James Blake. On a contacté son producteur qui nous a encouragé à continuer dans cette voie, à savoir faire évoluer le reggae dans un sillon plus progressiste, sachant qu'en ce moment, après le dubstep, les Allemands, les Anglais cherchent aussi à innover, à créer un nouveau son reggae.
Un dernier mot pour La Grosse Radio ?
Vous nous soutenez depuis Daystar, merci à vous ! BIG UP à tous les auditeurs. S'ils ont une oreille curieuse, qu'ils prennent attention à ce qu'on fait. Et si jamais il y a des choses qui les énervent dans le reggae, peut-être que notre son arrivera à les réconcilier avec lui.
BIG UP à vous aussi City Kay !! Merci de nous avoir accordé cet entretien.
Je remercie également l'ensemble de l'équipe du Genestival.
Crédits photo : Frédo Mat
Jay Ree avec Christian et Amate de l'association Coumba Ka