"Jump, jump, jump, jump" : non, ceci n'est pas extrait du titre de House of Pain, mais du "Jump" de Broussaï sur lequel le crew mâconnais avait chanté en feat. avec le rappeur Rootwords. C'est de ce dernier dont nous allons vous parler aujourd'hui et plus particulièrement de son EP, Inappropriate Behaviour.
Rootwords est originaire de la patrie du hip-hop, les Etats-Unis, mais il se considère avant tout comme un "rappeur citoyen du monde". On comprend tout à fait cette définition de son identité, puisque, non seulement, il est né de parents zambiens et qu'il a grandi en Suisse (voir sa bio ici), mais aussi parce que ses influences musicales sont très larges, bien qu'elles sont majoritairement orientées vers le hip-hop, la soul et le reggae. Mais plus encore.
Deux grandes orientations caractérisent les productions hip-hop contemporaines et toutes deux proviennent du Sud des Etats-Unis : New York et Los Angeles, c'est so 90's.
Premièrement, la trap avec un son brut à la limite du dubstep. Le Français DJ Snake, bien que son répertoire ne se limite pas à ce genre (voir le fameux "Lean On" composé avec Diplo pour Major Lazer) en est l'un des représentants les plus importants. De même que l'artiste américain Yo Gotti ou le Français MHD, plébiscités par Dub Inc dans leur playlist Spotify, incarnent aussi ce mouvement.
Deuxièmement, des ambiances chill, lounge avec des nappes planantes et une utilisation massive de l'autotune ; on parle de cloud rap. Des artistes comme A$AP Rocky, Travis Scott, Future, Young Thug, voire même Wiz Khalifa et à des degrés moindres Drake, incarnent ce courant outre-Atlantique. En France, il est un peu plus confidentiel, même si le phénomène PNL, puisqu'il faut bien parler de phénomène (un groupe qui se fait connaître grâce à ses clips originaux qui génèrent aujourd'hui des dizaines de millions de vues chacun et tout cela sans accorder aucune interview et en restant totalement indépendant, cela a tout de même le mérite d'être souligné, que l'on aime ou pas PNL), a tendance à importer ce style. D'autant plus que PNL, sur son dernier album Dans La Légende, s'est initié au reggae digital/dancehall avec le titre "Bené".
Quant à la scène reggae, on sent également monter cet aspect vaporeux, mais là encore de manière très furtive, hormis justement le Vapor de Big Red, produit par Biga*Ranx, lui-même très influencé par le cloud rap (voir ici), de même que son frère Atili Bandalero ou encore Bazil avec son EP High on Music, bref tout le son reggae provenant en grande partie de Tours. Et en Jamaïque, on a même surpris Sizzla passer à la moulinette de l'autotune, mais pour un rendu désastreux, il faut le reconnaître.(voir ici)
La galette de Rootwords s'inscrit également dans cette lignée, mais ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'elle ne se borne à ce seul style. Inappropriate Behaviour est en fait un condensé du hip-hop 90's et du rap d'aujourd'hui. Non, désolé, très chers lecteurs, aucun morceau reggae n'est à recenser sur cet EP. Seule différence à observer : Rootwords ne recourt pas à l'autotune et conserve sa voix naturelle, tout simplement parce que son flow sonne purement comme celui des années 90, du Wu-Tang à Public Enemy, et cela aurait fait tache. Je n'ai absolument rien contre l'autotune, si elle est employée correctement j'entends, mais bizarrement, je n'imagine pas Chuck D ou B-Real s'en emparer. De même que Rootwords, de toute façon, il n'en a nullement besoin.
Inappropriate Behaviour, EP de six titres, est sorti tout au long de l'année à raison d'un morceau par mois. Le dernier en date, "Layer Cake", a été publié le 28 octobre et composé par un beatmaker bien connu des auditeurs de La Grosse Radio Reggae, le Canadien Dubmatix. Ce dernier, qui a plus d'un tour dans son sac, ou plutôt plus d'une instru dans ses machines, a produit non pas un riddim reggae mais plutôt un beat hip-hop orné d'éléments bass music et électro. Mais paradoxalement, "Layer Cake" tire plus vers le rap des origines, lorsqu'il était encore intimement lié au funk, et lorsque la techno, elle aussi héritière du funk, en était encore à ses premiers balbutiements à Detroit.
"My identity" et "She" permettent également d'opérer un petit retour en arrière, à une époque où le sample dominait très largement et où le beat était plus beaucoup plus saccadé et le flow beaucoup plus scandé qu'aujourd'hui.
Les autres titres sont d'inspiration plus comtemporaine. La trap de "Move" et le cloud rap "Your Kingdom", avec des feat. féminins, respectivement Muthoni The Drummer Queen et ChaCha contrebalancent les instrus plus classiques, plus boom bap ("Boom Bap, original rap" clame à juste titre le grand KRS-One) des morceaux évoqués plus haut. Mais c'est là tout l'intérêt de ce maxi qui navigue entre tradition et modernité. Sur "Your Kingdom", le flow de Rootwords est moins énervé et plus lent, normal il pose sa voix sur un beat downtempo, que ce à quoi il nous a habitués, mais cela ne l'empêche pas de brillamment s'illustrer. La combinaison avec ChaCha fonctionne avec brio, ce n'est pas tous les jours qu'on peut entendre un duo mixte dans le hip-hop.
Qu'il s'agisse de de trap ou de rap plus traditionnel, Rootwords réussit à offrir un EP de qualité. Pas évident, lorsqu'on sait qu'aujourd'hui la guerre est rude entre les deux esthétiques, entre les nostalgiques d'une époque révolue et un public qui rejette complètement le passé. La querelle des Anciens et des Modernes se rejoue sans cesse dans notre monde et n'est pas prête de s'estomper. Cependant, Rootwords dépasse ces antagonismes pathétiques et prouve qu'on peut aussi bien se remémorer Notorious B.I.G tout en rappant sur une instru digne de 2016.
TRACKLIST
1. Move feat. Muthoni The Drummer Queen
2. She
3. Voodoo feat. Blitz The Ambassador
4. Your Kingdom feat. ChaCha
5. My Identity feat. Larynx
6. Layer Cake feat. Dubmatix