Le reggae français, et en particulier celui de Tours, vient encore de faire la démonstration de son exceptionnelle vitalité en la personne de Supa Mana. La jeune productrice nous a très agréablement surpris avec la sortie de son tout premier album, Double Trouble, le 2 décembre dernier chez Brigante Records.
Oh pardon, j'ai employé le terme "surpris", mais il est inapproprié. On sait, depuis le Dub Champagne de Telly* et surtout le Vapor de Big Red, mais on pourrait tout autant citer le Bridge over trouble dreams d'Atili Bandalero, que le label Brigante Records est en train de jeter un pavé dans la mare et de balayer d'un revers de main les productions plus classiques du reggae made in France. La team représentée, entre autres, par Biga*Ranx, dépoussière les codes du reggae, explore de nouvelles pistes à suivre, à la manière de Jarring Effects avec le dub au tournant des 90's et années 2000 et des groupes comme High Tone ou Ez3kiel. Tiens, Ez3kiel, un autre groupe tourangeau ! Comme quoi, Tours aura finalement toujours été à l'avant-garde en matière de musique.
Mais ce qui est d'autant plus frappant, pour rester sur des réflexions plus généralistes avant d'entamer la description plus approfondie de l'album de Supa Mana, c'est qu'aujourd'hui, une multitude de beatmakers français, à commencer par le plus influent d'entre eux, Manudigital, mais aussi S.O.A.P. (auteur de l'excellent Cool & Deadly de Taiwan MC) ou encore Massive Boris ( compositeur sur le tout aussi réussi Un Pied sur terre de Volodia) bouleversent les habitudes de production et font évoluer le reggae vers des contrées jusqu'alors inconnues ou peu usitées en France.
Diplo, fondateur du projet Major Lazer, a fait volé en éclats récemment ce qu'il pouvait y avoir de figé dans la création même du reggae : ou l'on était roots, ou bien ragga, ou bien dancehall, ou bien dub, etc... Diplo se souciant peu des étiquettes a mis au jour une musique hybride se balançant entre du dancehall, de l'EDM, du hip-hop, du reggae et du dub. Ce n'est justement pas un hasard si Manudigital le cite comme une référence pour le reggae music (voir notre interview ici).
Et ce n'est pas tout, puisque Brigante Records puise aussi dans les productions hip-hop contemporaines américaines avec ses instrus cloud et son recours massif à l'autotune. Le Vapor de Big Red se situe clairement dans cette généalogie avec des artistes comme A$AP Rocky, Young Thug, Travis Scott, Future, etc... Cet aspect cloud rap se ressent aussi sur ce Double Trouble, mais n'allons pas trop vite en besogne...on évoquera cela en temps et en heure, tout comme les featurings (prestigieux, il faut bien l'avouer) qui ont été convoqués sur cette production.
Et pourtant, on se dit dès l'ouverture du premier morceau, "Goodbye sorrow", qu'on va écouter un énième album de dub stepper. Mais en fait, non. Le riddim de Supa Mana, porté par une ligne de basse bien lourde, bien grasse et une mélodie radieuse, sur lequel viennent chanter Pauline Diamond (qui accompagne habituellement Supa Mana en sound) et Troy Berkley dans une big combination, annonce fièrement la couleur de l'opus. C'est propre, c'est mixé à la perfection et ça permet surtout, ainsi que l'indique le titre de la track, de dire adieu à toutes les mauvaises vibes, et, par conséquent de skanker pendant 3/4 d'heures dans un bonheur total. L'autre duo mixte, Sara Lugo et Greencross, s'exprime lui aussi sur une instru stepper à l'anglaise.
Et ça continue de plus belle sur "Jump and prance" avec Sis I-Leen au mic. Là aussi, les basses résonnent à pleine puissance sur un riddim qui n'est pas sans rappeler le "High" de LMK composé par ODG, dont l'un des activistes, Olo, a participé à l'élaboration de cet album. Outre Sis I-Leen, on retrouve un autre membre de l'entourage d'O.B.F sur ce Double Trouble, à savoir Shanti-D avec "Lazy" sur un riddim moins lourd mais tout aussi efficace et sur lequel on commence à entendre quelques nappes planantes.
En effet, il est bel et bien là le fil conducteur de cet album : un sérieux compromis entre un reggae/dub digital massif et une ambiance plus lègère dans les mélodies où les synthés étiquetés dance music s'en donnent à cœur joie. D'autant plus que le coup de génie de Supa Mana aura été de faire enfin se rencontrer le cloud rap (voire la trap) avec le reggae digital, deux esthétiques pourtant très proches l'une de l'autre, mais qui n'avaient pas encore été réunies sur un projet discographique. Bien sûr, le Vapor de Big Red s'engouffrait déjà brillamment dans cette brèche, mais de manière moins approfondie. Avec ce Double Trouble, Brigante Records transforme l'essai : alors que Vapor était clairement vapor, les skanks y étant finalement très peu présents, Double Trouble restera finalement comme le premier album cloud reggae jamais produit. Et puis tiens d'ailleurs, Big Red fait une excellente apparition ici sur "Too many", qui aurait pu figurer sur son Vapor tant la ressemblance avec son dernier album est frappante.
Que serait une production Brigante sans Biga*Ranx ? Le MC est évidemment à recenser sur ce Double Trouble. A ce propos, n'avait-il pas chanté sur un certain "Double Trouble" sur Nightbird, et en français, s'il vous plaît ? Il revient ici avec la langue de Molière et avec l'autotune sur "Black Lunette" avec une instru à mi-chemin entre le cloud rap américain et un dub plus agressif. Il chante en combinaison avec Adam Paris avec lequel il collabore également au sein du side project TRFK, crew hybride mais nettement marqué par le hip-hop, tout comme RVDS, constitué du même Adam Paris et d'Olo d'ODG, qui opère ici sur "Rouge Feu" en compagnie de Volodia dans un morceau qui se situe dans la lignée de "Black Lunette".
On finira par du pur reggae digital comme Supa Mana sait si bien le faire. Sur "Angel" avec Art-X au mélodica et "Trouble again" avec un featuring de Don Camilo, on passe avec brio du rub-a-dub au stepper. Et que dire du génialissime "Brigante team" avec Joseph Cotton ? Une ligne de basse abyssale, un beat à la fois limpide et percutant comme un uppercut et le flow unique du chanteur jamaïcain viennent brillamment conclure ce Double Trouble. Quoi, c'est déjà fini ?
Si produire un premier album est déjà, en soi, un exercice périlleux, le fait d'y incorporer des genres différents rend la tâche encore plus difficile. A priori. Ce n'est pas le cas pour Supa Mana qui aura réussi à maintenir une ligne directrice jusqu'au bout de son Double Trouble en captivant l'auditeur durant tout l'album. Supa Mana a finalement démontré qu'il est possible de repousser encore plus loin les frontières du reggae.