Après que nous l'ayons découvert sur scène au festival du Grand Bastringue (live report ici), nous avons décidé de poser quelques questions à Jah Prince afin d'en savoir un peu plus sur lui.
N'ayant pas pu le rencontrer en personne, notre échange s'est donc déroulé par mails.
Jah Prince revient donc sur sa vision de la musique, sur son album Prisonniers de Babylone, les circonstances de son emprisonnement ainsi que la situation actuelle de son pays, la Côte d'Ivoire.
Bonjour Jah Prince, peux-tu te présenter ?
Bonjour, je m’appelle Jah Prince Serry. Je suis franco-ivoirien et le fils du Roi de Niasarocko qui fait partie d’Abidjan Niangon Lokua et de Divo.
Dans le milieu de la musique, on m’appelle Jah Prince qui veut dire Prince de Dieu.
On connaît très bien d'autres artistes ivoiriens tels que Tiken Jah Fakoly ou Alpha Blondy. Existe-t-il une scène reggae très riche en Côte d'Ivoire ?
Je ne dis pas qu’il n’en existe pas une, mais il aurait pu en exister une meilleure. Les politiques s’opposent à l’art et à la musique, la scène en Côte d’Ivoire est donc assez sectaire, ce qui n’empêche pas l’existence de très bons musiciens qui pratiquent et produisent de la musique reggae. Cependant, ils auraient aimé pouvoir profiter de bonnes scènes, de bons matériels pour proposer des concerts de meilleure qualité.
D’ailleurs pour développer cette scène, j’ai essayé d’emmener du matériel sur place, pour permettre à la jeunesse ivoirienne de profiter de leur connaissance de la musique et d’avoir l’opportunité de se produire sur des scènes ouvertes, notamment lors de festivals. J’ai donc envoyé pour 300 000 euros de matériel et 3 000 albums pour démocratiser culturellement la Côte d’Ivoire. Malheureusement, j’ai été pillé par l’Etat. Les douaniers ivoiriens ont dévalisé sans autorisation et sans ma présence, les containers que j’avais fait acheminer.
Le but était vraiment de permettre à cette scène de se développer en conséquence, ce qui fait qu’aujourd’hui j’estime qu’il y a effectivement beaucoup d’artistes et de bons artistes, mais en revanche il n’y a pas réellement de scène.
Tu es actif dans le milieu du reggae depuis plusieurs décennies déjà mais tu n'as sorti que deux albums. Pourquoi ?
Je fais de la musique depuis un certain nombre d’années et les albums n’ont jamais réellement fait partie de la vision de mon art.
Je préfère davantage la scène que les enregistrements en studio, mais au fil du temps, mon public me réclamait un support physique pour laisser une trace de mon passage et pouvoir m’écouter en dehors de mes différents concerts.
Prisonniers de Babylone est à tonalité roots, mais tu peux t'écarter vers le rocksteady, la soul, des sonorités africaines, voire même le rock. Cet éclectisme traduit-il une forme d'ouverture sur le monde, un rapprochement des cultures et des peuples ?
Cet écletisme traduit ce rapprochement que j’ai pour le peuple et les nations dans mon esprit, car je crois en Dieu. Et je crois que Dieu à créé beaucoup de choses au cours de sa création.
Ma musique n’est pas statique, c’est en mouvement, tantôt lent, tantôt rapide. J’essaye d’exprimer une certaine pluralité dans ma musique, pour purifier l’esprit de ceux qui l’écoutent et d’apporter au mieux l’amour que je porte à l’humanité dans le message que je fais passer et dans mes sons. Je peux donc dire que c’est une musique qui m’amène vers le monde, avec plusieurs rythmes et plusieurs tempos.
Les cuivres occupent une place importante dans l'album, alors que ceux-ci sont de moins en moins présents dans le reggae aujourd'hui. Est-ce une volonté de revenir à une forme traditionnelle du genre, bien que tu y incorpores des éléments extérieurs ? Une sorte de compromis entre tradition et modernité ?
Aujourd’hui, ce compromis entre tradition et modernité se retrouve en effet dans ma musique. Je souhaite vraiment faire plaisir à toutes les générations en proposant un son de mon temps et un son africain authentique. Je fusionne plusieurs styles de musique, en apportant du rock et du jazz qui est ma formation de base. Mais comme j’apprécie davantage le reggae, c’est vers ce style que je m’oriente le plus.
"Histoire des prophètes persécutés" est un titre plus soul que reggae. La soul a justement toujours fait partie des grandes influences des chanteurs et producteurs de reggae. Le reggae est-il pour toi la soul jamaïcaine ?
Oui, pour moi le reggae est un peu la soul jamaïcaine, mais il reprend maintenant ses vraies bases.
L'album a été enregistré en live. Pourquoi ? Volonté d'avoir une texture qui se rapproche le plus de la réalité et éviter un son "trop" produit ?
Je fais de la musique altermondialiste, équitable, sincère et franche qui a besoin de vraies sonorités pour pas tricher dans le jeu avec le public et que ce dernier puisse apprécier ma musique à sa juste valeur. Enregistrer l’album en live permet donc de proposer un son réel, percussif et persuasif pour que le public se l'approprie à sa manière.
Je ne voulais pas programmer différents sons sur une machine pour réaliser mon album, ce n’est pas l’idée que je me fais de la musique.
Envisages-tu de sortir un nouvel album ?
Je suis en train de travailler dessus, avec la création de plusieurs nouveaux titres. Mais je le fais tranquillement et à mon rythme, car la musique est un message qui vient de Dieu, je respecte donc l’inspiration. C'est en fonction du temps que les choses s'expriment. Je n’ai pas pour vocation de réaliser des quantités d’albums, pour moi un grand artiste se définit par sa qualité de jeu et non par sa quantité de titres musicaux.
Mais je promets à mon public la sortie d’un album bientôt pour leur faire plaisir à l'oreille.
On retrouve sur scène les multiples influences qui caractérisent ta musique, mais de manière encore plus prononcée. Peux-tu nous en dire un peu plus ? Le live est-il une véritable "tribune" pour pouvoir t'exprimer ?
C’est tout à fait ça, lorsque je joue en live c’est mon esprit et mon cœur qui parle à travers ma musique. C'est pas de l'à peu prêt je suis sincère et j’aime bien m’affranchir dans ce que je fais. En live c'est mon âme, mon esprit, mon corps qui vont se déployer, dans toute l'action, le ressenti du son. Le rendement de mes musiciens me permet de me lâcher plus encore dans mon aisance. Je vais peut-être faire des pas de danse ou autre chose qui peuvent être spectaculaire pour moi aussi. Je n’aime pas rester statique sur scène et ma gestuelle est une façon de remercier mes musciens pour ce qu’ils me donnent et de faire partager mon univers au public.
Justement, à propos de scène, quelles impressions gardes-tu de ton concert à Cluny, pour lequel La Grosse Radio était présente ?
Je remercie La Grosse Radio d’être venu me voir à Cluny ce jour-là. C’était un réel plaisir de me produire sur ce festival face à un tel public. Pour moi qui arrive de Côte d’Ivoire, c’est que du positif de pouvoir me produire avec mes musiciens et d’échanger avec le public.
Sur scène, on a donné ce qu'on a pu donner, je pense que le public l’a ressenti, mais avec le groupe on attend de pouvoir participer à d’autres festivals pour montrer tout ce que l’on peut encore exprimer. J’attends de pouvoir faire de grosses surprises au public avec l’arrivée de nouveaux musiciens prometteurs parmi les prophètes de Jah Prince. L'avenir nous dira l'histoire.
Peux-tu revenir sur le contexte et les circonstances de ton emprisonnement en Côte d'Ivoire ?
En Côte d’Ivoire il y a beaucoup de choses à régler, c’est un pays qui va très mal. Lorsqu’un pays s’en prend à des artistes engagés par leur musique je trouve ça grave, car les artistes sont les promoteurs et les précurseurs de développement. Si dans un pays on interdit les festivals, les concerts et tout ce qui touche à l'art, si les gens n’ont plus le droit à ce plaisir, la vie devient un enfer. Ils vont travailler comme des animaux sans pouvoir s'évader, se faire plaisir. La musique nous aide à vivre.
Aujourd’hui, je pleure pour l’Afrique et j'ai de la tristesse surtout pour la Côte d’Ivoire, dans l'état dans lequel mon pays s'est retrouvé. Il y a beaucoup d'Ivoiriens qui ont déserté le pays parce que ça ne va pas et quand ça va pas il faut le dire. Et moi Jah Prince, je n'ai jamais mis ma langue dans ma poche, je ne joue pas de double jeu, je suis sincère avec moi-même.
Donc je me suis donc retrouvé emprisonné en Côte d'Ivoire à cause de mon album Prisonniers de Babylone qui dérangeait la politique, les politiciens. Mais également parce que j’ai pris la parole en leur demandant de ne pas faire la guerre, car le peuple n’en voulait pas et n’en avait pas besoin. Je pense que si on fait des votes pour que quelqu'un prenne une place, et si ça ne se passe pas, est-ce une raison d'en arriver à la guerre pour tuer des milliers de personnes? Je trouve que ce n'est pas terrible comme réflexion. On pouvait avoir d'autres réflexions plus pacifiques et plus intéréssantes pour arriver au même résultat sans tuer des hommes, torturer des jeunes, malmener des vieillards.
J’ai souffert de cette situation, de voir autant de violence dans mon propre pays pour des idées politiques et ne pas être en mesure de faire quoique ce soit pour y mettre fin. J'ai eu mal de toucher toute cette souffrance.
Le fait de prôner la paix et d’avoir sorti mon album dérangeait beaucoup ces politiciens et le meilleur moyen de me faire taire dirons-nous c’était de me faire peur en me jetant en prison. Ils ne voulaient pas que je sois sur le territoire ivoirien. Ils sont donc arrivés dans mon domaine sans mandat d’arrêt ni mandat de perquisition d’un juge, or on ne peut pas pénétrer sur ma propriété sans un papier offciel et ils m’ont aggressé et jeté en prison en prétextant la cause de consommation d’herbe. Je rigole, allez chez Bob Marley, trouvez-le en train de fumer son herbe et dites que c'est pour ça que vous venez chez lui, non. Donc il n’y avait pas de cause réelle à mon arrestation, ils devaient juste agir pour me faire peur. J’ai écopé d’un an de prison ferme et de cinq ans d’interdiction sur le territoire ivoirien sans avoir fait de mal à personne.
En parrallèle, un comité de soutien s’est formé en France en demandant au Président François Hollande d’intervenir dans cette affaire. J’ai donc obtenu la grâce présidentielle, mais je ne voulais pas sortir car il y avait de nombreux autres prisonniers enfermés pour les mêmes raisons que les miennes. J'avais demandé qu'on fasse une amnistie, après une guerre comme celle-là, pour les prisonniers. Tu imagines ton voisin à sa famille entière autour de lui, toi ta femme ou ton mari se retrouve en prison. Comment tu peux être en amitié avec ton voisin, être content, le saluer? Pour pacifier tout le peuple, la Nation on devait faire une amnistie pour tous les prisonniers.
Parce qu'ils parlaient de réconciliation, moi je parle plutôt de conciliation car comment réconcilier un peuple qui est déjà détruit, cassé? Je vois pas comment on peut se réconcilier. Il faut d'abord se concilier avec de vrais actes rétablissant les injustices. On m'a enfermé parce que je défendais le droit du peuple. C'est pour cette raison que d'abord je ne voulais pas sortir, me disant que si je pars on n'allait jamais les libérer, ensuite ils ont insisté en disant qu'ils allaient d'abord faire sortir avec moi quelques prisonniers et ensuite faire une armistice. Mais elle n'a jamais eu lieu.
Après quand je suis rentré chez moi, il y avait l' armée sur mon terrain et j'étais persécuté tous les jours, agréssé, les mecs voulaient me tirer dessus avec leurs kalachs, ils m'ont cassé un poignet avec une crosse de kalach lorsque je me protégeais le visage et voilà, beaucoup d'abus, beaucoup de souffrance pour rien. Mais ça ne m'a jamais découragé pour continuer à faire de la musique, au contraire, ça m'inspire encore plus, je vais envoyer du lourd et c'est ça qui vient dans l'avenir pour la musique de Jah Prince.
Etablis-tu un lien entre ton emprisonnement et le conflit qui a ravagé ton pays suite aux élections présidentielles de 2010 ?
Je peux dire oui, puisque je ne voulais pas la guerre. Leur reflexion a donc été de me faire la guerre, puisque je prônais la paix par mes propos et par ma musique. Cette incompréhension entre les politiciens et moi-même me fait pitié pour eux, car ils agissent par la force et la violence. Pour eux c'est ça qui prime plutôt que le savoir-faire et l'intelligence. Mais ça me donne envie de travailler encore plus avec mes musiciens pour montrer que l'art est au-dessus de toutes ces choses-là.
Quel regard portes-tu aujourd'hui sur la situation économique, politique et sociale en Côte d'Ivoire ?
Politiquement, ça ne va pas, économiquement, c’est le bordel et socialement, c’est la merde. Que les politiques se prennent la tête entre eux, c'est normal, mais quand ça atteint le peuple ce n'est pas normal. Les injustices sur le peuple innocent sont une honte. Aujourd’hui le problème en Côte d’Ivoire c'est qu'il y a abus de pouvoir, abus de gouvernance et les Ivoiriens ne sont absolument pas d’accord avec cette gestion du pays. J'ai beaucoup d'amis ivoiriens, ils estiment que les politiciens ont détruit leur pays, leur président et leur vie.
Je défendrai toujours le droit du peuple, quelque soit la manière et au prix que ça me coûtera et j’irai toujours jusqu’au bout de ma pensée qui vient du Père, le grand barbu qui est en haut. Il m'inspire de faire une musique spirituelle et d'éveiller l'Humanité avec la vérité et ma musique détonne dans le son pour exprimer sa vérité.
Et d'un point de vue culturel ?
Au point de vue culturel, il y a encore beaucoup à faire. C'est d'abord le droit par ce que j'ai dû partir de Côte d'Ivoire de manière précipitée car en plus de mon emprisonnement, j'ai été exproprié de mon domaine, l'Etat a voulu s'accaparer mes terres. L'Etat vole, il prend tout ce qu'il veut chez les gens. Ils sont donc venus avec un bulldozer démolir mes maisons. Et la culture n'a plus sa place, elle meurt parce que les gens qui créent ce sont ceux qui sont assis, et s'ils ne sont pas assis ou qu'ils ont peur ils vont partir et laisser leurs affaires. D'autres personnes les volent. Il y a un chamboulement tout le temps ce n'est jamais la tranquilité, la quiétude.
Pour de la musique et de l'art il ne faut pas qu'il y ait de guerre, que des bombes explosent. Comment peut-on faire un concert pendant que les bombes explosent? Donc d'un point de vue culturel c'est mort, il n'y a rien à faire là. Peut-être dans quelques dizaines d'année si on est optimiste mais pour l'instant c'est la merde.
Un comité de soutien s'est créé en France afin d'exiger ta libération. Toi-même agis-tu de la sorte aujourd'hui afin de venir en aide à des prisonniers ?
Je suis arrivé en France car il y a eu un comité de soutien qui a œuvré, et qui a permis que le président François Hollande intervienne lui et son cabinet dans ma libération.
C'est comme ce que je dis dans ma chanson “Les pieds et les bras liés”.
Outre la musique, mènes-tu d'autres actions afin de lutter pour plus de justice, contre les oppressions, l'exploitation ?
Je soutiens aussi toutes les formes de liberté d'expression par exemple à Paris, pour la Nuit debout, j'étais pendant 4 mois avec les gens de la Nuit Debout, je me suis mis debout avec eux dans le noir. Et je leur ai fait un concert avec mon groupe gratuitement. J'essaie de m'engager quand je peux pour revenir aux autres par ce que je suis pas tout seul sur la Terre, et je ne vois pas une seule personne construire le monde ce serait faux. Pour moi l'humanité va se construire par des milliers de personnes chacun apportera son grain de sable pour construire l'édifice en ruine qu'est l'Humanité. Et tant que ça ne sera pas fait, on sera tous dans la ruine, faudrait que chacun fasse l'effort d'amener un grain de sable, pour faire de grain de sable en grain de sable une brique, de brique en brique pour construire le temple qu'est l'Humanité. Et pour ma part c'est la musique qui est mon grain de sable pour construire avec une humanité.
Le reggae a très souvent fait référence à l'Afrique via, notamment, la culture rasta. Tu es toi-même Africain et également rasta. Comment ressens-tu le discours de Marcus Garvey, Bob Marley, Burning Spear, etc... à propos de ton continent d'origine ?
Je ressens le discours de Marcus Garvey, Bob Marley, Burning Spear, aussi celui de Bunny Wailer, de toute la grande famille, des Jamaïcains, d'hommes sincères et fièrs d'être ce qu'ils sont, sans vanité. C'est dans l'humilité que ces gens-là se battent pour dire ce qu'ils sont. C'est ça qui me plaît beaucoup, je me retrouve avec eux dans le même combat parce qu'ils ont souffert juste pour dire la vérité, certains en sont morts.
Et aujourd'hui quand on voit comment va le monde, on sait qu'il y a beaucoup à faire encore. Tous ces gens qui ont oeuvré pour ça, je me mets dans leur esprit pour que ça continue le combat du Panafricanisme extérieur, interieur de partout dans le monde car ce sont aussi des Africains de la diaspora tous ces Jamaïcains.
Leurs discours je le ressens comme Bob Marley disait à partir de l'an 2000 c'est l'Afrique qui reprendra le flambeau du reggae et les artistes qui viendront d'Afrique seront vraimment des artistes excellents. Il le disait en prophétie de Jah Prince & The Prophets par exemple. Il pensait partir vers l'an 2000 et il savait qu'il y aurait d'autres groupes, qui joueraient aussi bien que lui et qui comprendraient le système et lui-même dans sa tombe il serait fier. Nous on essaie de représenter ça, parce qu'il ne faut pas trahir la mémoire de ces anciens.
Un dernier mot pour La Grosse Radio ?
Gros big up pour La Grosse Radio. Vous nous avez vus à Cluny, maintenant je vous invite le 10 février à la Scène du Canal à Paris, ce sera en salle ça va donner autre chose encore. Je pense que vous avez le temps de venir voir ça de près et avoir vos mots à dire aussi dire ce que vous ressentez. Voilà les gars, chacun doit dire son mot, je dis le mien, vous dites le vôtre, comme ça on avance tous. Yes I, one love à La Grosse Radio.
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