Après une édition 2017 riche en émotions (le gros report ici), La Grosse Radio a de nouveau pris rendez-vous avec le Nomade Reggae Festival pour le cru 2018. Notre grosse team s'est en effet rendue à Frangy, afin de couvrir "l'événement reggae de l'été en Haute-Savoie", ainsi qu'on peut le lire sur l'affiche du festival.
Car, outre la programmation, ambitieuse cela va sans dire (mais nous y reviendrons), il règne une ambiance assez conviviale et familiale dans cette petite bourgade perchée au milieu des montagnes et qui a pu accueillir plusieurs milliers de festivaliers les 3, 4 et 5 août derniers.
Et même si les spectateurs ont pu regretter des files d'attente trop longues dans les différents stands (restauration, buvettes, etc...) ou des retards dans les horaires de programmation, ils ont pu constater une vibe certaine (notamment de la part des bénévoles, qui ont fait preuve d'engouement et de motivation, malgré des effectifs réduits) au Nomade Reggae Festival, d'autant plus que celui-ci n'est pas une simple manifestation musicale, puisque les bénéfices sont alloués à la construction d'un centre de santé dans la commune de Sanankoroba au Mali (voir ici). Bafing Kul, porteur du projet mais également artiste engagé originaire du Mali, milite depuis plusieurs années pour les droits des femmes et pour l'amélioration des conditions de vie dans ce pays.
Bafing Kul, porteur du projet Nomade Reggae Festival
Ainsi, pour mener à bien ce beau projet, il fallait une belle programmation. Et de ce point de vue-là, nous n'aurons pas été déçus : Ky-Mani Marley, Capleton, Jah9, Manudigital, Mellow Mood, pour ne citer qu'eux se sont en effet succédés sur la scène durant le festival. Mais ce qui nous a paru le plus prodigieux, et c'est ce qui va nous intéresser dans cet article consacré au premier jour des festivités, c'est que les programmateurs ont réuni sur le même plateau un line-up incroyable (nous n'exagérons pas) constitué d'une grande partie des ténors du dub qui exercent encore aujourd'hui : Jah Shaka, Lee Perry, Mad Professor, High Tone et O.B.F ! Si ce n'est pas magnifique ça !
Mais avant de nous pencher plus précisément sur cette belle affiche, glissons quelques mots à propos des autres artistes de cette journée.
Comme l'année dernière, c'est le Shining Sound System qui a ouvert les hostilités et qui a sonorisé l'ensemble du festival durant les interplateaux. A coups de dubplates ou de sélections, les quatres membres du crew ont pu nous montrer leur intérêt pour le dub ou le reggae sous toutes ses coutures, qu'il soit roots, rub-a-dub, digital, stepper, etc...
Et ce sont les Grenoblois de Disk-R qui ont inauguré la scène principale. Disk-R c'est un combo composé de 6 musiciens et 3 chanteurs et qui est venu nous présenter son album One Block sorti l'année dernière. Et puisqu'ils étaient programmés sur un plateau majoritairement composé d'artistes dub, c'est tout naturellement qu'ils ont pu proposer quelques extended versions de leurs morceaux en les garnissant d'effets dub : à ce propos, ils nous ont même confié en interview qu'ils préparaient une déclinaison dub de One Block, on attend cela avec impatience ! Mais ce qui nous a particulièrement touchés avec Disk-R, c'est la faculté des trois chanteurs à pouvoir alterner entre des flows différents : ça toaste, ça rappe, ça chante, puisque le son du groupe est en lui-même très éclectique. On retiendra surtout les passages plus orientés soul, à travers lesquels les Disk-R ont perpétué la grande tradition des trios vocaux jamaïcains (mais à leur manière et en 2018), Abyssinians, Uniques et consorts.
Avec Innavibe, nous restons sur le même registre versatile, puisque le chanteur vient lui-même du hip-hop ainsi qu'il nous l'avouera en interview. Il se considère en outre comme l'héritier des Raggasonic, des Saï Saï, des Neg'Marrons et de tous ces groupes de raggamuffin qui baignaient autant dans le hip-hop que dans le reggae à une époque où le genre né à Kingston n'en était qu'à ses balbutiements en France. Mais ce n'est pas tout, puisqu'on ressent une certaine énergie rock dans leur musique avec quelques riffs bien placés dans les morceaux : on imaginerait même plus le guitariste membre d'un groupe de punk plutôt que d'un band de reggae. Mais c'est ce mélange qui fait tout le charme d'Innavibe, d'autant plus que le chanteur se dit lui aussi influencé par tous ces artistes qui mêlaient hip-hop et rock, Rage Against The Machine et Red Hot Chili Peppers en tête. Rock, reggae, hip-hop, tous ces genres font en réalité partie d'une seule et même grande famille ; la musique diffère, mais pas les revendications. Des morceaux interprétés par Innavibe comme "Facho 2.0" ou "Working Class" ont suffi à nous convaincre.
O.B.F aussi a largement dépassé les frontières du dub et du reggae dans son dernier album avec Charlie P, Ghetto Cycle (la grosse chronique ici). Et si le crew est avant tout réputé pour son sound system, c'est...sur scène qu'il s'est présenté devant les massives de Frangy. Une formule un peu inhabituelle de la part d'O.B.F, mais qui, selon leurs dires, sera de plus en plus fréquente dans les mois à venir. Qu'à cela ne tienne, on retrouve toujours Rico en qualité de selecta, et les trois MCs "officiels", Shanti D, Charlie P et Sr Wilson. Les quatre acolytes ont littéralement mis le feu au festival avec une avalanche de pull up, de dubplates et de jump. Parmi les titres entendus, on se souviendra notamment des inénarrables "Sixteen Tons Of Pressure" ou de "Rub A Dub Mood". Et puisque A1 Family est le nouveau nom de code attribué à tout ce beau monde, c'est en famille qu'O.B.F célèbrera la fin du set en invitant une poignée de spectateurs à partager la vibe sur scène pour une conclusion endiablée.
Le concert de Mad Professor & Lee Perry fut peut-être moins survolté que celui de leurs prédecesseurs mais il n'en demeurait pas moins intense. Lorsque deux légendes du dub sont réunies sur scène, forcément ça a de la gueule, et c'est un réel plaisir que de les voir évoluer ensemble. Avec Mad Professor & Lee Perry, on se replonge dans l'âge d'or du reggae, celui où le roots prédominait avant tout, et surtout celui où règnait Bob Marley, puisque les compères joueront plusieurs titres sortis de l'antre du producteur du grand Bob : "Kaya" ou encore "Sun Is Shining". On entendra également "Zion's Blood" et "Dread Lion", tirés du mythique Super Ape de 1976. Sur les versions, Lee Perry baragouine plus qu'il ne chante, serait-ce lui finalement l'inventeur du spoken dub ? Il diffuse son message patiemment tout en marchant tranquillement sur scène ; en effet, à plus de 80 ans, on ne le verra pas courir de partout et c'est avec plein de bonhomie et de tendresse qu'on le surprendra à danser avec une enfant pendant quelques minutes.
Lee Perry fait partie des toutes premières influences dub d'High Tone (ainsi que nous le confiera Aku-Fen, guitariste du groupe, en interview) et c'est tout logiquement que le crew succédera à ses aînes pour l'un des meilleurs concerts du Nomade Reggae Festival. Le groupe lyonnais fête actuellement ses 20 ans sur la route des festivals, l'occasion de rejouer quelques-uns de ses titres qui ont fait sa réputation. Les aficionados d'High Tone auront donc pu réentendre avec joie un "Mother Dubber", un "Echo-Logik" ou un "Bad Weather" qui n'ont rien perdu de leur efficacité et qui vieillissent parfaitement avec le temps. Et puisque le dub est avant tout une affaire de remix, le quatuor se plaira à se réapproprier quelques tracks percutants d'O.B.F., alors qu'ils joueront celui de "The Orientalist" par OnDubGround paru sur l'album Dub To Dub (la grosse chronique ici) ou de "X-Ray" par Brain Damage. Pour finir, suite à la demande pressante du speaker qui invitait le groupe à jouer un dernier morceau, les High Tone ont offert un petit bœuf au public, histoire de rappeler que l'improvisation fait aussi partie des credos du collectif.
Une session de Jah Shaka, ça ne se raconte pas, ça se vit, d'autant plus que le légendaire producteur refuse d'être photographié ou filmé et encore plus les interviews. Jah Shaka le fait bien comprendre, il n'est pas là pour s'exhiber ni pour faire de la figuration, il vit pleinement son set comme une sorte de célébration religieuse avec le portrait de Hailé Selassié qui trône pas loin et ses incantations et odes permanentes à "Jah Rastafari" ou au "Kingdom of Zion". L'ensemble de ses sélections sont dédiées à cela : meditation style, tel est le mantra de Jah Shaka, pour qui la musique est très loin d'être un divertissement. Et il faut le voir fouiller méticuleusement dans ses quatre valises remplies de vinyles pour s'en convaincre encore plus : le digital n'a pas sa place dans l'univers de Jah Shaka, tout se fait à l'ancienne pendant une session qui dure plus de trois heures. Il faut pouvoir prendre du temps et son temps pour diffuser la parole et le message rastas. Pour l'un de ses rares passages en France, Jah Shaka n'a pas failli à sa réputation ; l'on aurait bien voulu continuer de partager la vibe avec lui, d'autant plus que lui aussi n'avait aucunement envie de s'en aller, mais l'extinction des feux était programmée pour deux heures du matin. Dura lex, sed lex.
Crédit photos : Live-i-Pix