Assis au bout du couloir des loges labyrinthiques du 6MIC, magnifique complexe musical fraîchement sorti du sol d’Aix-en-Provence, on attend patiemment que le staff de la Colonie de Vacances nous trouve un musicien qui accepte de répondre à nos questions. « Tu veux faire l’interview ?
- Bah non j’ai fait ça hier déjà...
- Tu veux faire l’interview ?
- Ah, euh non.
- Terview ?
- Nnnnn. »
Finalement, Eric Bentz et Pierre-Antoine Parois s’y collent, respectivement guitariste/chanteur et batteur. « C’est la corvée ? » demandai-je, inquiet du confort de mes interlocuteurs. « Non noon, c’est juste pour qu’il y ait une parole différente à chaque fois ».
Même si on soupçonne que ce soit quand même un peu la corvée – au moins pour ceux qui se planquent dans les loges – il semble évident que la question de la prise de parole est primordiale dans le fonctionnement d’un groupe aussi large. Avec douze personnes dans le projet, c’est sûr qu’il y a de quoi faire tourner.
Nos interviewés
C’est quoi un groupe de musique ? C’est, je sais pas, une expérience sociale, qu’on soit à deux, ou à douze. Bon peut-être que dans ces deux extrêmes, là, on va vivre des choses un tout petit peu différentes mais au final, il faut s’organiser ensemble, avancer ensemble, affiner le projet, discuter en permanence de tout. (Eric Bentz)
Cette prise de parole, autant dans sa forme que dans le propos qu’elle portait sur elle-même, nous a semblé, avec le recul, particulièrement saine. Ça se sait, depuis le début, l’histoire du rock, c’est celle d’un chaos organisé. L’éclatante gloire de sa légende est liée à sa propension à sacrifier des individus-personnages, elle se nourrit de l’auto-sabordage médiatisé de groupes étouffés sous la drogue et l’égo, contes fascinants que l’on aime se narrer au coin du feu. Dans la réalité, au fond des villes et des campagnes, toi, tu galères à synchroniser ton agenda avec celui de ton power-duo, tu as réussi à caler une répet pour juillet 2024, mais sans le batteur, qui de toute façon est une tête de con.
Au-delà de cet axe de la loose, il existe des histoires dont on parle peu, des trucs qui marchent, mais qui ne génèrent pas spécialement de contenu pour la presse people. En rencontrant Eric et Pierrot, on a cru déceler les signes d’un groupe social fonctionnel, une parole libre et détendue, du consensus et du désaccord pacifique. On n’est pas tout à fait naïfs, tout ne peut pas être toujours aussi apaisé que ce que l’on voit au cours de cette interview, mais quand même, la Colonie de Vacances fait tourner un groupe à plus de dix personnes depuis plus de dix ans, tout cela en proposant, plutôt qu’un story-telling clinquant, un vrai projet musical, solide et réfléchi, intelligent en même temps que sauvage et cathartique ; ça vaut le coup d’approfondir un peu. Et c’est donc sous l’angle de la parole que l’on choisit de s’intéresser au fonctionnement de ce groupe géant, leur parole, en décortiquant notre entrevue (dont la transcription complète est à lire ici), déplaçant notre attention sur ce qui est légèrement à côté du propos, ce que dit la façon dont ils disent.
Les excellentes photos de notre excellent photographe Thomas Sanna, prises lors du concert au 6MIC, accompagnent notre propos.
Les codes du concert, une scène, un groupe, une diffusion stéréo et un angle de vue quoi, c’est ça qui est bouleversé. Après en soi, ça reste de la musique live, avec un public, des musiciens… C’est juste la diffusion qui est différente, autant visuelle qu’auditive quand tu es dans le public, parce qu’évidemment tu as quatre paires d’enceintes stéréo et quatre angles, en gros quoi. (Pierre-Antoine Parois)
« Évidemment » sera le fil conducteur de notre modeste réflexion ; c’est le mot le plus utilisé par nos deux interlocuteurs au cours de cette interview. Ça fait sens : la direction d’un tel projet implique nécessairement de relever un certain nombre d’évidences, de constats incontournables qui dépourvoient fatalement ses membres d’un certain nombre de choix.
Il faut
Il y a une marche naturelle, imposée par une contrainte formelle de base, que l’on ne saurait contester tout simplement parce qu’elle « se manifeste sans peine aux sens » (évident). Cela crée donc un certain nombre de règles plus ou moins implicites, en tout cas présentées sans qu’une éventuelle contestation ne soit même imaginée, par le biais de la formule autoritaire « il faut », rencontrée six fois dans notre transcription.
L’observation de ces occurrences nous permet de comprendre les modes de fonctionnement acquis par le groupe, mais également l’origine de chaque contrainte, puisqu’elles l’exposent très clairement. Dans la majorité des cas, cela va de soi, il s’agit de contraintes liées au nombre important de musiciens dans le groupe. Cela touche directement le domaine artistique : « Ta partie elle est vachement moins complexe ou élaborée que celle que tu vas jouer dans un duo ou dans un trio. Parce que t’es juste un douzième de la compo, donc pour éviter que ce soit trop bavard et pour que ce soit lisible et chouette à écouter, il faut que chacun ait une partie qui soit au service de la zic ».
Mais aussi, plus simplement l’organisation pratique, ici à propos de la préparation de l’enregistrement de Echt : « Évidemment, on est répartis de Berlin à Montpellier en passant par Strasbourg, Nantes, Tours… Il faut ramener tous ces gens pour répéter les morceaux, pour les maîtriser ».
De cette complexité découle naturellement de nouvelles données, comme les exigences temporelles (« Ça s’est transformé en espèce de course contre la montre »), pouvant influer sur l’état physique des membres du groupe, ce qui peut avoir des répercussions, là encore, sur l’artistique – puisque Eric explique, par exemple, qu’il s’était initialement opposé à la création de l’album face à la charge de travail qui les attendait.
Si ce cadre est à présent visible, il existe tout de même un temps d’adaptation pour les musiciens, comme ce fut donc le cas avec la découverte, pour ce projet, de l’exercice studio : « c’était une première, en terme de méthode, on savait pas trop où on allait, donc ça s’est fait de manière assez empirique ». On se base donc sur l’expérience pour dégager une organisation, et c’est bien l’observation qui permet de porter à l’entendement un potentiel moyen fonctionnel de travailler ensemble.
Le nombre élevé de musiciens joue donc un rôle important dans l’édification naturelle de ce cadre de travail rigide ; mais en réalité, cet élément ne serait qu’anecdotique s’il n’était pas lié à une autre caractéristique du projet, résultant cette fois d’un véritable choix : celui d’être un groupe.
Faire groupe
Le fait de se considérer comme un groupe sous-entend en soi une organisation particulière. Le terme implique une grande variété de dimensions, en particulier lorsqu’il est porté dans le champ de la musique rock, où il s’enrichit d’une sémantique puissante en assimilant l’héritage d’une Histoire remontant jusqu’aux gangs de rue du début du XXème siècle aux États-Unis et de leurs groupes de doo-wop (lire à ce sujet l’essai délirant de Ian Svevonius, Stratégies Occultes pour Monter un Groupe de Rock). En bref, des valeurs et de la tradition formant un arrière-plan complexe pour une telle démarche.
Eric Bentz, au cours de notre entrevue, ébauche une définition du groupe :
C’est quoi un groupe de musique ? C’est, je sais pas, une expérience sociale, qu’on soit à deux, ou à douze. Bon peut-être que dans ces deux extrêmes, là, on va vivre des choses un tout petit peu différentes mais au final, il faut s’organiser ensemble, avancer ensemble, affiner le projet, discuter en permanence de tout. A douze, ça peut être un peu plus lourd peut-être. Mais non, je considère vraiment… Un groupe, un groupe quoi.
Cette répétition du mot « groupe » en fin de phrase laisse entrevoir la force immergée du terme, en même temps que l’importance qui y est attachée . Elle est d’ailleurs précédée des conditions requises pour que le groupe soit efficace, en terme d’organisation, et de conditions implicites telles que la coordination et l’omniprésence de la discussion.
La volonté de se présenter comme un groupe est une idée existant depuis un certain temps dans les propos des musiciens, on en trouve déjà trace à l’occasion d’une interview de Arthur, Greg et JB pour Mowno, en 2019 :
Greg : Les spécificités de chaque groupe s’effacent de plus en plus au profit du collectif. C’est notre but. On ne veut plus parler de Marvin, Pneu, Electric Electric ou Papier Tigre. L’objectif de notre prochaine création, c’est de réfléchir en termes de percussions, de couleurs sonores… comme un ensemble musical. Que ce ne soit plus un groupe qui réponde à un autre sur scène. [...] L’étape d’après, c’est de faire disparaître les groupes à la base du projet.
A des fins de lisibilité, il a été nécessaire de procéder à des modifications structurelles, et c’est de cet impératif qu’est née cette nouvelle structure scénique séparant strictement les membres d’un même groupe d’origine (Electric Electric, Marvin, Papier Tigre, Pneu). En un sens, cela confinait à une hiérarchisation (des petits groupes dans un grand groupe) qui, en obscurcissant les intentions, entravait l’émergence de l’identité souhaitée.
Si l’on sent que l’idée a mûri et en est logiquement à un stade plus avancé, il est tout de même tentant de considérer qu’elle n’est pas tout à fait acquise, intégrée et naturelle. La récurrence de certaines tournures telles que « on est un groupe comme les autres » pourrait même, si l’on laissait notre interprétation sans surveillance, laisser envisager que c’est l’inverse qui a cours actuellement ; La Colonie de Vacances ne serait pas un groupe comme les autres.
La répétition insistante d’une parole peut avoir de nombreuses significations, mais engage bien souvent une perte de sens, qu’elle soit initiale ou finale : on voudrait que cela soit, ou l’on voudrait se convaincre que cela est ; ou bien la parole elle-même se vide de sa substance, et par une manière d’anti-performativité, vide le réel de cette même substance. Au minimum, le fait que ces mots soient à ce point martelés laisse penser qu’il ne s’agit pas d’une évidence.
Le référent
Quoi qu’il en soit, le fait de ne pas être un groupe exactement « comme les autres » ne disqualifie pas le collectif à cette appellation pour autant – simplement, elle semble plus spécifique que celle qui est annoncée. La manière dont nos interlocuteurs se réfèrent à cette entité peut d’ailleurs nous aiguiller quant au rapport qu’ils entretiennent à elle, et ainsi comprendre sa singularité.
Le premier constat, c’est celui de la récurrence du nom du projet : dès la deuxième réponse à nos questions, le nom complet, « La Colonie de Vacances » apparaît quatre fois, par nécessité, dans un premier temps, de distinguer ce groupe des autres groupes dont on parle. Mais une fois ce sujet évacué, la citation demeure : lorsqu’il est temps de réduire le nom, pour fluidifier le propos, on privilégie un diminutif dans de nombreux cas, « la Colo » plutôt que la substitution d’une première personne du pluriel, par exemple. En tout, on dénombre seize occurrences du nom du groupe dans les propos de ses membres, complet ou réduit, ce qui est largement au-dessus que dans toute autre interview que nous prenons en comparaison, où l’on n’en compte bien souvent aucune (Johnny Mafia : 0, No One Is Innoncent : 4, Fat White Family : 0, Puts Marie : 0 ...)
Cette profusion est forcément significative d’un rapport particulier du membre à son groupe. Elle pourrait être interprétée horizontalement, comme une distinction méticuleuse, un procédé visant à laisser consciemment l’individu à l’extérieur du groupe, ou limiter son implication. Nous y préférerons une interprétation verticale, un phénomène de hiérarchisation, une façon de porter La Colonie de Vacances comme une bannière, un ordre supérieur et englobant – quelque chose dont l’apparition est réellement comparable avec celle de l’expression d’une thématique religieuse, tant la parole semble activement normée.
Question de pronom (ou "ça vient d'où votre pronom de groupe ?")
Tout cela est notamment mis en exergue par les pronoms utilisés, qui pourraient se substituer à la prononciation du nom du projet. Oralité oblige, le « nous » en tant que sujet est totalement absent du discours, remplacé par un « on » dont la fonction, impersonnelle ou assomption d’un « nous » vacant, reste bien commodément obscure. Il n’est, par ailleurs, utilisé qu’à l’énonciation de faits indiscutables et vécus collectivement. Logiquement, le temps qui lui est privilégié est le passé : « on avait décidé de mélanger tous les instrumentistes », « on a décidé d’effacer les groupes d’origine »...
Le temps du présent est donc réservé aux occurrences nommant explicitement le groupe, ou à des présentatifs exprimant des états de fait relatifs à notre quête de l’évidence (« c’est un projet qui ramène pas mal de gens », « c’est le même morceau sauf que les sensations sont décuplées »...), y compris pour l’expression de sentiments personnels, qui sont alors consciencieusement désactivés et vidés d’auto-référence (« c’est plaisant », plutôt que « ça me plaît »).
La place de l’individu est effectivement insignifiante. Le « je » n’est d’ailleurs utilisé qu’à des fins de modalisation (« je pense », « je crois »…). Deux exceptions à cela : un « je » fictif ne se référant pas à Pierre-Antoine qui le prononce (« A un moment tu dis, ben non en fait, ça marche pas, je mets deux guitares et une demi batterie »). La seconde apparaît dans une intervention de Eric, suite à une divergence ; Pierre-Antoine répond plus ou moins « oui » à une question à laquelle lui souhaiterait répondre « non ». Cela laisse alors place à une cascade d’affirmation individuelle :
Je sais pas trop, enfin moi pour les morceaux que j’ai amenés, quand je les pense chez moi, je les imagine dans une salle de concert. Je les imagine pas du tout sur un disque. Pas du tout. Je pense pas que j’aurais composé les morceaux de la même manière. Personnellement, j’étais un des rares qui était contre l’idée de faire un disque, à la base.
Amenés par une précaution de langage « Je sais pas trop », sept « je » apparaissent, qui seront les seuls de toute l’interview à ne pas porter cette fonction modalisatrice. Le sujet est lourdement mis en valeur « enfin moi pour les morceaux que j’ai amenés », « personnellement ». Précisément, c’est dans la négation que renaît cette individualité (on note la profusion de tournures négatives) ; en proie à un désaccord, l’individu met en scène sa sortie du groupe, le mettant ainsi à l’abri d’une éventuelle source de conflit.
Ainsi, la toute-puissance de l’entité de groupe, plus encore que de permettre une liberté de parole, en fait une nécessité, en même temps qu’elle en est une nécessité : il faut qu’un discours collectif et un discours individuel coexistent en se distinguant très précisément pour que vive le groupe. Protégés par cette bannière omnipotente, les membres jouissent alors d’une liberté de ton passionnante dans l’exercice d’une interview, puisque les discours sont suffisamment identifiés. Dès lors, des sujets qui auraient pu constituer des tabous dans un autre contexte sont abordés sereinement. On parle avec détachement de la fin promotionnelle de l’enregistrement d’un album, quand le sujet tendrait à être noyé par d’autres groupes pouvant considérer que la visée commerciale, ou simplement développementale d’un projet, fait partie des coulisses à ne pas dévoiler.
De même, ce terrain sécurisant permet à Eric d’assumer des divergences, lorsqu’il exprime le fait qu’il ne souhaitait pas que la Colonie de Vacances enregistre d’album. C’est un discours inhabituel, rendu possible par la dilution de la responsabilité de l’individu dans le collectif, qui permet, d’un même mouvement dont le paradoxal n’est qu’une apparence, d’affirmer cette individualité, et de la préserver.
L'étonnement
La culture précautionneuse d’une parole libre pour chacun des membres amène bien logiquement des discours très fournis. Eric indique clairement cette nécessité, « il faut […] affiner le projet, discuter en permanence de tout ». Par la précision du discours de nos interlocuteurs, sa fluidité, sa masse, tout ceci mis en lien avec le consensus quasi-constant qu’il crée (nombreuses marques d’approbations mutuelles, reprise régulière de termes utilisés par l’un dans la réponse de l’autre…), il est évident que l’élaboration collective, la définition théorique du projet ont été scrupuleusement travaillés. Ce mouvement contribue à l’omniprésence de l’évidence que nous traitons. De celle-ci émerge une conséquence particulière : la toute-puissance de ce qui est évident semble court-circuiter l’émergence de ce qui est étonnant.
Cette absence d’étonnement est autant liée à sa disparition qu’à une incapacité, semble-t-il, à en créer à nouveau. Elle est lisible à l’évocation du changement effectué dans la configuration scénique, qui pourrait avoir bousculé les repères des musiciens ; il n’en est rien : « je dirais qu’en terme de composition, ça n’a pas tellement changé, le fait de re-dispatcher les choses », ou plus flagrant encore, « Y’a rien qui me surprend ». Cette idée se développe en parallèle à un discours d’humilité (« c’est peut-être que je suis habitué aussi, mais pour moi c’est pas non plus… Je sais pas à quel point ça a un impact, ou c’est différent, ou c’est exceptionnel en soi, ce truc, pour qu’on puisse dire qu’on dépasse le groupe de musique quoi ») qui se relie aisément à cette revendication d’être « un groupe comme les autres ».
Au sein d’une entreprise présentée comme relevant d’un altruisme essentiel, comme on le note, là encore, à la présence très prononcée, dans le discours, du destinataire de celle-ci (les « gens », le « public »), on peut se demander si ce non-étonnement ne sera pas préjudiciable à l’expérience de spectateur. Après tout, les états émotionnels des deux groupes de personnes sont liés : « le plaisir je pense qu’on le trouve à voir le public prendre du plaisir, comment il réagit à ce qu’on propose ».
Fatalement, au cours de l’interview, un décalage s’est créé ; entre les interviewés, travaillant depuis dix ans à un projet pour lequel ils avaient à présent développé une connaissance profonde, et l’interviewer, découvrant, ce soir-là, l’expérience live de la Colonie de Vacances. L’étonnement ne pouvait être partagé. Sans aucun doute, ceci conditionnerait le vécu de ce concert, quelques heures plus tard.
Live-report
En arrivant à Aix, nous nous attendions à être étonnés ; nous fûmes étonnés de ne pas l’être. Ou plutôt, c’est la façon dont nous avons été étonnés qui s’est révélée étonnante. Partis de Marseille, nous avons fait le trajet jusqu’au 6MIC avec, à bord de notre bolide de type Renault Scenic, un jeune gars de type nordiste qui se targuait d’avoir déjà vu La Colonie de Vacances deux fois. Depuis une semaine, il nous bassinait avec sa hâte de se faire, je cite, « péter les rotules » au cœur de l’installation coloniale.
Force a été de constater que les rotules resteraient, ce soir, bien en place. Le public est resté sage, nul mouvement de violence joviale ne s’est fait ressentir. Par la facilité d’une traditionnelle rivalité nord-sud, la bouche picarde crache la pierre sur un public jugé pas à la hauteur de l’événement, mais il nous semble que la véritable explication est ailleurs. Alors, peut-être qu’avec les quelques décibels supplémentaires qui nous manquaient pour être tout à fait immergés, la fosse aurait remué en peu plus, mais notre idée est plus simple : la musique jouée ce soir-là ne poussait pas nécessairement à se rentrer amicalement dedans pour mêler sa sueur à celle d’autrui.
Forcément, avec notre amour pour les artistes cherche-merde qui refusent de donner à leur public ce qu’il attend, nous sommes séduits. Ce qu’on nous donne plutôt, c’est dix ans de maturation d’un projet, fine, précise, subtile, maline, sérieuse, riche. Certes, nos élans primaires poussant à la catharsis corporelle ne trouveront pas d’aboutissement, mais, l’esprit, lui, est comblé. Avec les compositions proposées dans l’album Echt tout juste sorti, La Colonie de Vacances a, semble-t-il, déplacé son registre vers une musique plus complexe, suscitant plus volontiers une fascination béate. On se nourrit de celle-ci pour vivre l’expérience à notre guise, par la déambulation entre les quatre scènes, la position fixe-rotative, consistant à rester sur place et tourner sur soi-même pour voir un peu tout, ou même l’immobilité totale et aveugle, fermer les yeux et n’exister plus que pour profiter pleinement de cette spatialisation inhabituelle.
Les unissons, moments où la plupart des musiciens se rejoignent sur un même motif musical, sont peu nombreux ; cette rareté crée une frustration presque désagréable lorsque des structures que l’on sentait nous amener à un déferlement de violence ne débouchent finalement que sur une sous-enchère d’intensité, mais leur permet de prendre une importance quasi-mystique lorsqu’ils sont envoyés droit dans notre pif (ainsi que dans notre oreille gauche, notre oreille droite, et l’arrière de notre crâne). Le reste n’est que mises en place millimétrées, rythmiques filoutes, mélodies hypnotiques, montagnes russes, désorientations magiques.
Au final, c’est franchement satisfaisant : il ne s’agit effectivement pas d’un spectacle, de la mise en scène d’effets démonstratifs voués à nous en foutre plein les yeux, mais d’un vrai moment de musique, dans toute sa sincérité. La Colo est peut-être un groupe plus ou moins comme les autres. L’idée de départ a été raffinée de façon à évacuer les notions d’expérience, de concept et d’attraction, pour proposer un véritable concert, particulièrement inclusif par le biais d’une exploitation fine des possibilités de spatialisation de la musique ; ça n’est que ça, et c’est tout ça. On ne peut s’empêcher de penser à n’importe quel concert de stade, avec ses structures gonflables, ses lance-flamme et ses écrans géants, machines à bulle lance-mousse lâchers de colombe et se dire qu’on a bien choisi notre place loin du cirque Pinder, serré dans le 6MIC, entouré de la fine fleur des rebuts de caniveaux bucco-rhodaniens. La Colonie de Vacances semble être ce ce que l’underground peut engendrer de plus ambitieux et de plus abouti sans renier les principes de proximité chers à nos cœurs. Et à présent, ça sonne comme une évidence : c’était exactement ce qu’il fallait.
Crédits photos : Thomas Sanna