Deuxième jour du Pointu Festival. Fini, les problèmes matériels de la veille, terminé, les files d'attente qui filent les jetons, on peut maintenant payer son burger et sa bière avec de véritables dollars et les gourmets sont aux anges, et goûtent finalement à la liberté. Nous, on a la gueule de bois, donc peu nous importe la devise, on boira de l'eau gratuite.
C'est pourtant pas faute d'avoir tenté de diluer la migraine nauséeuse dans la piscine du camping, où l'on barbotait avec les autres groupes de rock de Marseille, les Glitch, Technopolice, Liquid Jane, Tense Of Fools ou Avenoir, bref, ceux qui alimenteront les affiches des Pointus du turfu. Heureusement, le soleil tape et nous fait transpirer les excès à grosses gouttes, nous réhabilitant progressivement à la vie et créant un périmètre de no man's land autour de nous, particulièrement confortable.
Billy Nomates
Quand Billy dit qu’elle a pas de copains, c’est pas des blagues. Pour ouvrir cette deuxième journée de festival, elle monte seule, sur une scène parfaitement déserte. Un acte de bravoure impressionnant, pour un show qui, forcément, divisera énormément. A l'observer s’activer ainsi de cour à jardin, de jardin à cour, certains n'y voient là qu’une soirée karaoké pas très inclusive. D’autres, comme nous, admirent les tripes d’un être humain exposées en plein cagnard, livrées entièrement aux regards-vautours d’un public charognard.
Sur une bande-son composée par ses soins, Billy Nomates s’anime pour combler les vides de la planche, résignée à son supplice, mourant avec panache. Aucun autre artifice que celui de son corps ne vient soutenir l’animation visuelle, même l’écran géant derrière elle refuse d’afficher ses couleurs comme il le fait pour les autres. Il n’y a plus que le geste, même la musique passe au second plan. C’est peut-être le seul inconvénient du moment, au vu des bonnes idées qu’elle semble porter. Plus qu’un concert, on vit donc une performance rare, qui plusieurs jours après, fera encore parler entre festivaliers, conquis ou réticents, preuve de la force de celle-ci.
Jul Giaco
Un autre solo pour ouvrir la deuxième scène, animé celui-là d’une force bien différente, celle de l’absurde. Jul Giaco, artiste local rescapé de projets aussi enthousiasmants que Quetzal Snakes, Ali Barbare and the Grinds ou Section Azzura, porte le n’importe quoi sous les projecteurs avec un panache certain.
Armé de basses qui tapent et de textes visionnaires (« Juste parce qu’on est mal, on cherche à être cool » dit le poète), il s’adresse au public de la Pinède comme un vendeur de supermarché qui ferait l’apologie de la drogue exprès pour se faire virer. Lui-même ne semble pas convaincu du bien-fondé de son entreprise, ce qui ne l’empêche pas de s’y consacrer avec enthousiasme. Une parenthèse enchantée synthétisée par des laboratoires pharmaceutiques clandestins.
Meatbodies
Tout en faisant la gueule continuellement, Meatbodies vient décrocher quelques sourires dans la fosse en élevant enfin le niveau de saturation des guitares. Si l’on ne savait pas que Chad Ubovich, créateur du groupe, avait tourné avec Mikal Cronin et Ty Segall, on aurait quand même pu s’en douter, tant le son de cette scène est identifiable.
Ce quatuor-là fait preuve d’un beau sens de la mélodie, plutôt direct, et alterne entre tempêtes de disto et accalmies rassurantes avec simplicité. Les tempos ne sont finalement pas si élevés, on est dans un mid dynamique se voulant plus souvent lourd et enveloppant que véritablement offensif. On ne manquera peut-être que d’un peu de rab d’expressivité sur scène pour rester attentif et actif tout du long. On finit par se laisser absorber par le fond passionnant où s’entremêlent des couleurs chaudes et saturées.
Meule
Très attendu ce soir, le trio blinde la zone de la Pinède avant même d’avoir posé le pied sur la planche. Avec le set de Meule, tout le monde s’attend à un petit événement ; c’en sera finalement un gros.
Le premier élément à frapper est évidemment celui de l’aspect visuel de l’installation des Tourangeaux : les deux batteurs, Doris Biayenda et Léo Kappes sont face à face et partagent la même grosse caisse. Au-dessus d’eux, les synthés modulaires de Valentin Pedler sont orientés vers l’avant, de sorte à ce qu’il soient bien visibles par le public. Ça claque.
Mais le plus beau dans tout ça, ça n’est pas que l’on reste scotchés devant une aussi belle idée visuelle : c’est que dix minutes plus tard, elle semble déjà complètement secondaire, tant la composition surenchérit brillamment. Meule prouve qu’il n’est pas un groupe à concept, déballe un arsenal d’idées tout aussi hypnotiques les unes que les autres.
Le jeu à deux batteries nous semble particulièrement novateur, rien à voir avec ce que proposent ou proposaient les références en la matière Oh Sees ou King Gizzard – on a l’impression que le groupe est reparti de zéro pour le penser, redéfinit les apports de texture et de dynamique dans un jeu d’aller retour entre symétrie et asymétrie. Pendant ce temps, le troisième larron abat un travail de titan en prenant à son compte le reste des fréquences, balance basses, guitares et séquenceurs pousse-au-cul comme un petit magicien.
Sur une base de boucles répétitives déviant légèrement de leur trajectoire à chaque recommencement, se développe un krautrock passionnant, étendu et piquant comme une longue claque étirée sur 40 minutes pour bien prendre le temps de décomposer chaque mouvement de doigt, d’assimiler chaque onde de joue tremblant pour toujours.
Kevin Morby
Comme on a déjà vu le set de Kevin Morby l’été dernier et qu’il nous a passablement ennuyé, on s’octroie une pause à ce moment, histoire de s’en aller admirer l’exposition de photos de live de Gaëlle Berri et faire un tour aux stands de merch, où Meatbodies vend des t-shirts à 35 euros.
Benefits
Encore une proposition radicale permise par la création de cette deuxième scène à jauge réduite : la venue des apocalyptiques Benefits. On tremble de panique à l’écoute de ces instrumentaux sombres au possible, offensifs, belliqueux. L’on s’affranchit parfois de la contrainte rythmique pour laisser un chant scandé-hurlé créer sa propre temporalité, jusqu’à ce que Cat Myers (ex-Mogwai, et membre de Texas !) ne reprenne le dessus en frappant ses fûts avec une brutalité à faire pâlir les employés de la Baguetterie.
Les textures de l’angoisse, distillées par des synthétiseurs perfides, répondent parfaitement à l’interprétation habitée d’un frontman au flow sûr. Le tout donne une performance d’une grande intensité, qui arrose généreusement de décibels les êtres humains qui n’auront pas fui devant le raz-de-marée. On en sort asphyxiés, mais heureux d’être en vie.
Viagra Boys
La tête d’affiche du soir fait une entrée en scène remarquable, pleine de majesté ; le culte de la personnalité fonctionne toujours aussi bien. Emmenés par le saxophoniste Oskar Carls suant toute l’eau de son corps pour attirer l’attention et Sebastian Murphy qui n’a pas besoin de faire beaucoup plus que de traîner des pantoufles au milieu de son salon pour susciter l’intérêt, les Viagra Boys marquent leur territoire, sans pour autant parvenir à cacher tout à fait la fatigue de fin de tournée – ils la clôturent ce soir.
Il est toujours étrange de voir un groupe sur une grande scène, quelques années après les avoir découvert sur des espaces plus confidentiels. La machine gigantesque du divertissement de masse prend souvent le meilleur sur la spontanéité, et le plaisir que l’on prend devant une scène de 50 cm de haut est très différent que celui pris au pied d’une mainstage comme celle du Pointu. Ici, ce que le groupe gagne en clinquant peut sembler artificiel face à la sauvagerie, à l’urgence du set qu’ils avaient pu donner sur la Mosquito du TINALS quelques années auparavant. Cette urgence a du mal à émerger dans les présentes conditions.
En soi, le concert répond complètement aux attentes : l’île du Gaou est aspergée de lignes de basse aussi saturée que dansante, de double-croches de charley, de guitares métronomiques, de saxophone noisy, de synthés perchés et de vociférations douloureuses. Mais une odeur de pilote automatique plane toujours un peu. En revanche, le changement de statut des Viagra Boys, passé de jeune groupe prometteur à potentielle tête d’affiche d’un festival, permet tout de même de nouvelles choses positives : ils peuvent par exemple se permettre de jouer un titre comme "Worms", une ballade touchante issue du premier album, difficilement interprétable quand le public est en capacité de parler plus fort que le système son.
Si la composition reste ultra-efficace, les touches de blues sensibles que le groupe a commencé à apporter depuis l’album Jazz Welfare, et qui enchantaient finement, résonnent ici comme du gros rock daronisant – on entend même parler de ZZ Top dans la fosse, c’est dire. Le ralentissement global des tempos des titres récents semble desservir quelque peu l’explosivité du set, et oblige le groupe à forcer sur ces intentions. Tout ça crée de la fatigue, et peut expliquer le lancement du mode automatique. On peut donc prendre les paris pour les futures sorties du groupe : une recrudescence d’up tempo histoire de dynamiter plus aisément les fosses, ou une poursuite plus radicale encore du ralentissement, pour que les gens arrêtent définitivement de demander des pogos ?
Crédits photos : Thomas Sanna