Lorsque l’on cite les artistes de rock progressif des années 70 et 80, on songe avant tout à Pink Floyd, Yes, Rush, Genesis ou encore King Crimson. Pourtant, s’il y a une formation qui a acquis le statut de groupe culte, c’est bien Eloy. Formé en Allemagne à la fin des années 60 par Frank Bornemann, le groupe a sorti son vingtième album studio cet été, le troisième d’une trilogie consacrée à Jeanne d’Arc. A cette occasion, Frank Bornemann est revenu pour nous sur l’histoire du groupe et sa très longue carrière, ainsi que sur sa passion pour Jeanne d’Arc au cours d’un très long entretien (en français qui plus est !) de plus d’une heure. Morceaux choisis.
Bonjour Frank et merci de nous accorder cet entretien pour la Grosse Radio. Tout d’abord, comment vas-tu ?
Bien, je me repose ! (rires) J’ai beaucoup travaillé ces huit dernières années pour réaliser cette trilogie sur Jeanne d’Arc, que j’espère pouvoir concrétiser avec un spectacle musical sur scène. L’idée avec cette trilogie était tout d’abord de narrer l’histoire de Jeanne, avec les deux albums The Vision, the Sword and the Pyre – Part I et part II.
Echoes from the Past est sorti il y a quelques mois déjà et conclut cette trilogie. Pourquoi ne pas avoir nommé cet album The Vision, the Sword and the Pyre – Part III ? C’était un moyen de le différencier des deux autres ?
Oui. Il raconte l’histoire de Jeanne mais à travers le regard de Jean de Metz qui l’a accompagnée. C’est la raison pour laquelle il diffère des deux autres. Il est également plus riche en émotion, en particulier à la fin, avec l’exécution de Jeanne vue par son compagnon d’armes. C’était par ailleurs très dur à chanter pour moi car je me suis mis dans la peau de Jean de Metz.
Tu as déclaré que pour ce concept, tu as parlé avec beaucoup d’historiens pour creuser la personnalité de Jeanne d’Arc. Ton but était d’être au plus proche de la vérité sur ce personnage historique. La vérité, c’est un concept qui est toujours délicat car parfois subjectif, même en Histoire. Est-ce une réaction à notre société actuelle, souvent en proie aux fake news et aux théories du complot ?
Oui. J’ai effectivement beaucoup discuté avec des historiens, notamment Régine Pernoud [historienne médiéviste spécialiste de Jeanne d’Arc aujourd’hui décédée NDLR] dans les années 80. Elle m’a aidé à comprendre le personnage de Jeanne. Plus tard, j’ai discuté avec Olivier Bouzy, directeur scientifique du Centre Jeanne d’Arc à Orléans, pour comprendre certains points qui n’étaient pas clairs dans l’Histoire notamment son alliance avec la Bourgogne ou son rôle lors du Siège de Paris. Je me suis penché sur beaucoup d’opinions d’historiens pour m’approcher au plus près de la vérité historique. Ce sont des petits détails mais ils sont importants pour réaliser un projet de cette envergure, en restant toujours au plus proche de la vérité.
La scène progressive a fait beaucoup d’albums concepts et d’histoires. Penses-tu que ce genre est idéal pour raconter une histoire ?
Oui, pour moi c’est indissociable. Car dans le rock progressif, on peut faire ce que l’on veut, proposer quelque chose d’orchestral, de rock, de dramatique, jouer sur les atmosphères… Un opéra rock ne doit pas être ennuyant et la diversité musicale du rock progressif se prête bien à ce type de projets. C’est pour cela que j’ai utilisé des voix d’enfants dans ma musique, ça apporte beaucoup d’émotion.
Tu parles d’émotion et de drame. Sur le titre « The Pyre », tu évoques justement la mort de Jeanne. Comment appréhendes-tu l’écriture de ce type de pièce de 10 minutes ?
"The Pyre" est effectivement le passage le plus dramatique dans l’album et dans l’histoire de Jeanne. C’était un grand défi pour moi car je devais écrire un morceau extraordinaire. C’est la raison pour laquelle le morceau démarre sur un rythme lent et des chœurs pour faire monter la pression…
Cette pression monte justement avec la basse de Klaus-Peter Matziol, ton acolyte depuis de nombreuses années…
Oui, pour moi, c’est un génie de la basse et l’un des meilleurs bassistes que je connaisse. Je suis heureux de l’avoir à mes côtés depuis tout ce temps. Il joue avec moi depuis l’album Dawn (1976). Pour la fin du morceau, je voulais ajouter plusieurs guitares pour grossir l’ensemble et créer un climax. Le texte est fort aussi car il raconte ce que vit Jean de Metz qui assiste à la mort de Jeanne sur le bucher à Rouen, ce qui est inimaginable pour lui. J’ai donc écrit ce texte comme si j’étais Jean de Metz.
Tu mentionnes la guitare, puisque c’est ton instrument de prédilection. Toutefois, les claviers sont toujours présents dans la musique d’Eloy. Comment composes-tu ?
C’est un peu étrange car j’ai tout composé à la guitare, même les parties de claviers et de cordes frottées. Puis j’ai demandé aux musiciens qui m’accompagnent, notamment à Hannes Folberth (claviers) de rejouer telle ou telle partie initialement écrite à la guitare. Nous avons beaucoup joué ensemble dans le passé donc c’est assez facile de travailler ensemble.
Tu disais vouloir porter cet album sur scène sous forme de spectacle / opéra rock. Est-ce que tu imagines faire jouer ces parties de claviers à un orchestre par exemple ?
Bonne question… Pour moi, c’est presque impossible de transposer sur scène l’album tel qu’il est actuellement, car il y a beaucoup de choses entre les chœurs d’enfants, les parties orchestrales ou de violon… Il faudrait au moins deux claviéristes, deux guitaristes, un orchestre… Nous aurions besoin de beaucoup de place, entre les musiciens, les acteurs… Car je voudrais mettre des vrais acteurs comme au théâtre. Je n’aime pas les comédies musicales où les dialogues sont chantés. Je ne supporte pas cela ! (rires) J’ai donc voulu écrire des textes destinés à être récités par des comédiens entre les chansons. Dans ma tête, j’imagine vraiment un mélange de théâtre et de musique. C’est la raison pour laquelle, c’était difficile de trouver une actrice capable de jouer le rôle de Jeanne d’Arc. Mais nous avons rencontré une étudiante sur Nancy, âgée de 17 ans. Et qui plus est, j’ai appris qu’elle était née à Domrémy en Lorraine [lieu de naissance supposé de Jeanne d’Arc NDLR] et qu’elle s’appelait Jeanne ! Je n’y ai pas cru au départ !
Il s’agit de l’actrice qui joue le rôle de Jeanne d’Arc dans le clip de « Fate » ?
Oui, exactement. Elle est parfaite pour jouer ce rôle. Elle a accepté de travailler sur ce projet. Je lui ai donné un exemplaire de notre album live Reincarnation on Stage pour qu’elle découvre le groupe.
A propos de cet album live, il s’agit officiellement du dernier concert d’Eloy, donné avec de nombreux musiciens qui ont fait partie des différentes incarnations du groupe. Lorsque tu porteras sur scène le projet d’opéra rock sur Jeanne, cela sera sous le nom Eloy ou ton nom à toi ?
Je n’ai pas encore décidé (rires). En vérité, c’est avant-tout un projet de Frank Bornemann, bien sûr. Mais ça n’a pas toujours été facile de continuer à travailler avec tous les membres passés d’Eloy après le concert Reincarnation on Stage. En effet, Bodo Schopf, le dernier batteur du groupe est très malade et vit en Sardaigne. Klaus-Peter Matziol est quant à lui directeur d’une grande agence de concert qui s’occupe de Paul MacCartney, Genesis… Et Hannes Folberth a eu des soucis familiaux. Et concernant Steve Mann, qui a fait partie du groupe dans le passé, il fait aujourd’hui partie du Michael Schenker Group et est très occupé. C’est donc difficile de faire quelque chose avec eux officiellement sous le nom d’Eloy.
Tu vis en France et tu as d’ailleurs récemment fait une session dédicaces à Paris à Gibert Joseph. Pourtant, tu n’as joué que peu de fois en France, dont deux fois à Paris (Olympia en 73 en première partie et Bataclan en 1983). Comment expliques-tu cela ?
C’est probablement car nous avons eu une mauvaise distribution en France. Nous avons signé à l’époque un contrat avec EMI, qui avait des gros groupes comme Pink Floyd. L’équipe qui travaillait sur le marché français n’a pas vraiment soutenu le groupe. Nous sommes passés une seule fois à la télévision française dans l’émission « L’Echo des Bananes » [émission diffusée sur France 3 entre 1982 et 1983 NDLR]. Il était difficile de percer sans le soutien d’une maison de disque à l’époque.
Peux-tu nous donner tes « echoes from the past » : quels sont tes meilleurs et pire souvenirs de tes 50 ans de carrière ?
J’ai à la fois des bons et mauvais souvenirs (rires). Je me rappelle quand j’ai commencé à jouer en groupe en 1963, dans une salle appelée le Star-club à Hamburg. C’est là où les Beatles ont commencé leur carrière. Nous avions joué avec Pete Best, le premier batteur des Beatles avant que Ringo ne les rejoigne, et Klaus Voormann, un bassiste qui a travaillé par la suite avec John Lennon. Nous faisions des reprises à l’époque mais Pete Best refusait de jouer des morceaux des Beatles dont il ne faisait plus partie. J’ai insisté auprès de lui pour jouer ces reprises et nous avons bien fait car le public est devenu fou ! C’était le début de la Beatlemania. Puis avec le temps, j’en ai eu assez de faire des reprises et j’ai voulu monter mon groupe, qui est devenu Eloy. Malheureusement, le premier album a fait un flop ! (rires) Nous avions un bon chanteur mais nos compositions étaient un gros mélange de toutes nos influences, on ne savait pas trop où on allait ! (rires)
C’est souvent le cas des premiers albums… A l’époque le premier album de Genesis, From Genesis to Revelation, a fait également un flop !
Oui, c’est vrai. Et la liste est longue (rires) Cela prend du temps de définir son style musical. C’est pour cela que l’on a intégré un clavier. Mais à ce moment-là, Erich Schriever notre chanteur a quitté le groupe. Et pour des raisons financières, nous étions obligés de continuer à jouer sur scène, donc il fallait absolument trouver un autre chanteur. En attendant, j’avais décidé de prendre en charge le chant de façon temporaire. Et là, grosse surprise, nous avons eu beaucoup de succès avec moi au chant ! C’est pour cela que nous avons continué sous cette forme-là. En parallèle, notre second guitariste, Manfred Wieczorke, a acheté un orgue hammond qui était en plein essor à l’époque et a délaissé la guitare pour le clavier.
C’était lié à l’influence de Jon Lord de Deep Purple j’imagine ?
Oui, ou à celle de Rich Wright de Pink Floyd. Et Rick Wakeman de Yes pour les orchestrations. Chacun d’entre eux avait son propre style. Sous cette formule, nous avons signé chez EMI pour la sortie de l’album Inside. Notre fan-base a grandi tout doucement mais ce n’étaient pas encore de grands chiffres de vente. C’est alors que nous avons décidé d’écrire un album concept, Power and the Passion, et nous en avons vendu 30 000 albums. Pour l’album suivant, Dawn, j’ai souhaité produire l’album moi-même, avec un orchestre, contre l’avis de la maison de disque. Pourtant, de 30 000 ventes, nous sommes passés à 100 000 albums vendus. Le directeur d’EMI a alors décidé de nous laisser faire ce qu’on voulait ! (rires) Et c’est amusant car à une période similaire, il y a eu la même chose avec Scorpions. Leur premier album n’avait pas marché plus que ça. Rudolf Schenker m’a contacté paniqué car on lui avait demandé de travailler avec un producteur de schlager [terme allemand pour évoquer la musique populaire faite pour devenir un tube NDLR], dans le style de Mireille Mathieu (rires). Nous avons de bons rapports avec Rudolf et je lui ai proposé de produire le deuxième album de Scorpions, Fly to the Rainbow. Je l’ai fait mais j’ai été en conflit avec leur label qui ne voulait pas me payer, alors que l’album a été un succès. J’ai gagné le procès contre la maison de disque, RCA, mais j’ai refusé de continuer à travailler avec eux pour cette raison et je n’ai jamais signé de contrat avec eux pour Eloy (rires). Voilà pour le mauvais souvenir ! (rires)
Aujourd’hui, après plus de 50 ans passés sur la scène, le titre « Farewell » qui conclut le dernier album d’Eloy a une résonance particulière. Est-ce définitivement le dernier album et le dernier morceau d’Eloy ?
Je ne sais pas. Aujourd’hui, je me sens fatigué à l’idée de continuer. Je peux tout à fait m’imaginer poursuivre, à condition de le faire sans pression… (rires). Si je fais un autre album, il faut que je raconte quelque chose de nouveau. Ce serait ennuyant de refaire une fois de plus la même chose. On verra bien ce qu’il se passera, je ne peux rien promettre ! (rires)
Entretien réalisé le 19 septembre 2023 à Paris.
Un grand merci à Roger Wessier de Where The Promo Is, pour avoir permis cet entretien.
Photographies promotionnelles : DR