Guitare en Scène 2024 – vestes rouges : le come back

Ce premier jour de Guitare en Scène, vous l'avez lu, s'est très bien déroulé. On a pris du plaisir avec les groupes présentés et même sans ça, on est toujours content d'y retourner. Mais il serait malhonnête voire inconscient de prétendre que cette édition se passe dans une ambiance au beau fixe. Le festival a beau être une parenthèse dans laquelle on aime s'évader, il est difficile de rester totalement concentré sur les planches quand les regards dérivent sur les téléphones, actualisant les sites d'information pour s'inquiéter d'un résultat de scrutin.

La dichotomie s'installe : quand John Fogerty ne triche pas sur scène et donne tout, Yaël Braun-Pivet se fait élire par magouilles et dix-sept ministres qui n'en ont rien à péter de la séparation des pouvoirs. La fameuse dictature des élus qui ne changent pas. Indélicat de parler de la situation politique dans le contexte de notre report ? N'oublions pas que la culture, bien silencieuse au-delà de quelques voix étouffées, devrait s'offusquer car elle est toujours en sursis. Avant de profiter des mélodies, rappelons-nous le rôle de l'artiste, supposément un témoin de la société qui a pour mission d'y consacrer une part de son discours et son regard. Il est temps de renvoyer la grenade dégoupillée à la gueule de l'inconscient qui dissout : ne le ratons pas, cette fois.
Avec de tels événements qui nous mettent en rage, on aurait bien besoin des Inspector Cluzo sur cette deuxième journée. Eux qui n'ont pas hésité hier soir à parler d'agriculture équitable et d'intégrité artistique ne se seraient probablement pas gênés pour balancer un petit fion à la gueule de nos dirigeants ou, à défaut, pour nous rappeler que la lutte doit continuer. Au-delà d'un discours des Rival Sons à destination de la situation à Gaza dont nous parlerons un peu plus loin, les musiciens présents ce soir ne sont pas du genre à ancrer un quelconque positionnement politique dans leurs interactions avec le public. Dommage pour nous, qui sommes en besoin de camaraderie, tant mieux pour le public qui peut s'enfermer dans un cocon douillet : le revival est à l'honneur ce soir. Un regard vers le passé qui nous charme peu sur le papier mais dont nous allons tenter de tirer du plaisir.

Seven Ages - Scène Village

Place à Seven Ages sur la scène Village en ouverture de cette seconde journée du festival. La formule du quatuor parisien s'inscrit dans un registre hybride rock alternatif / brit-pop, à chercher quelque part entre Blur, Coldplay. Sans suffisamment d'aspérités et malgré un jeu de scène un peu plus communicatif que celui de Paddang la veille (on peut s’y attendre avec un membre en plus), le combo peine à nous conquérir. C'est les pieds traînants que nous allons nous placer sous le Chapiteau en attendant les grosses pointures de la soirée. Si on pense directement à Chris Isaak et Rival Sons, les premières à fouler la grande scène du Chapiteau sont les sœurs Lovell, alias Larkin Poe.

Larkin Poe - Scène Couverte

On parlait en introduction de revival mais Larkin Poe joue plus sur le terrain de la continuité. Celle d'un environnement familial où dès leur plus jeune âge les sœurs Lovell (Rebecca et Megan, mais aussi leur aînée Jessica) ont baigné dans le blues et le rock, dans un environnement prolifique (Géorgie, Tennessee). À cinq ans Rebecca et Megan commencent déjà à jouer de la musique. À la formation des Lovell Sisters, la plus jeune n’a que 13 ans ! On peut parler de précocité, thème régulièrement à l'honneur sur cette édition : rendez-vous pour le report du dimanche, vous allez comprendre. Cet historique commun familial et musical a une conséquence très concrète : l’osmose entre Rebecca et Megan ! La première assure le chant principal et les parties de guitare tandis que la seconde porte sa guitare lap steel et s'occupe des chœurs. Les deux échangent un bon paquet de regards et de sourires, se relancent et s'accompagnent. Accaparant le spectacle, elles font presque oublier les bons musiciens qui les accompagnent : Kevin McGowan (batterie) et Tarka Layman (basse), que l'on retrouve déjà sur Blood Harmony, le dernier opus du groupe.

Le set s'ouvre avec "Misirlou" joué sur bande, la version très énergique de Dick Dale (parfaite Bande Originale du culte Pulp Fiction), rapidement enchaîné avec "Summertime Blues", premier de plusieurs titres issus de Blood Harmony. La voix imposante de Rebecca résonne dans le Chapiteau, les voix se taisent et tout le monde écoute. Les deux guitares sont bien mixées, dans un équilibre qui fait ressortir la slide radieuse de Megan. D'influences blues-rock à l'américaine, le titre prend une autre dimension lorsqu'il est enchaîné en medley avec "Jessica", le classique des légendes Allman Brothers Band.

En parlant de reprises, on pourrait croire au vu du style du groupe que la setlist contiendrait massivement des reprises - peut-être aussi parce que le duo en a réalisé un nombre élevé pendant le confinement -. Il n'en est rien, la plupart des titres proviennent de leurs albums déjà sortis en remontant jusqu'à Peach. De ce plus ancien album (2017) est tiré la seule autre reprise du set ,"Preachin' Blues", dont la thématique est précisément celle des racines musicales des sœurs. Larkin Poe interprète même de nouvelles compositions : on peut citer "Bluephoria", sorti la semaine précédant le festival. Si on peut trouver la formule peu variée, le combo réalise le meilleur concert de la journée à ce stade.

Chris Isaak - Scène Couverte

Une affirmation qui n’est pas prête d’être contredite. Faut dire qu’à l’idée de découvrir Chris Isaak sur scène, on n'est que peu emballé. Les deux titres les plus reconnus de l'Américain, "Wicked Game" - on préfère la reprise de Tenacious D, reformez-vous les gars - et "Blue Hotel", nous étant déjà assez pénibles, on doute que la rencontre puisse se faire. Mais il faut toujours laisser une chance à la découverte : nous ne sommes pas à l'abri d'une agréable surprise. Le constat sera rapide et sans égal : c'est encore pire qu'imaginé. "American Boy", en introduction, fait partie de ces soupes country que l'on entend dans les mauvais téléfilms. Tous les titres abordés au-delà justement de "Wicked Game" - qu'on finit par espérer, ironiquement -, "Blue Hotel" et quelques reprises, nous font nous questionner sur la pertinence d'une telle tête d'affiche. Il serait impromptu de renier la notoriété dont le sexagénaire bénéficie en ses terres, mais il y a là un biais culturel. La country, et d'une certaine façon le soft rock, est un genre qui a difficilement traversé l'Atlantique, notre culture étant principalement abreuvée par les influences anglo-saxonnes. Lorsque Isaak scande ses musiciens en leur demandant de "Play something nice and pretty", nous y voyons une rengaine lancinante, peu entraînante, qui se traîne pas mal et ne joue jamais avec nos sens. Dans une dimension parallèle et par l'humour que le dandy met dans ses interventions (du "Arrêtez cette intro ? Qu'est-ce que c'est que ce morceau pas terrible ? Ah c'est de moi ? Bon, jouons-le" à "Pendant les balances, un membre d'équipe de votre festival m'a vraiment demandé si nous avions l'intention de jouer ce titre, tellement il est nul"), on pourrait presque croire qu'il a pleinement conscience qu'il sert de la confiture, à ceci près que ces cochons-là ont très faim.
Après tout, peut-on blâmer un public en pâmoison devant celui qui fait le show et s'accompagne de musiciens qui semblent, en plus de bien maîtriser la partition, s'amuser comme des marmots ? Car pour qui est sensible à cette couleur musicale, Chris Isaak représente, à l'instar de Seasick Steve ou de John Fogerty la veille, une certaine identité de l'Amérique. Ce n'est pas pour rien que David Lynch a souvent eu recours à ses compositions pour ses films jusqu'à lui proposer un rôle dans Twin Peaks : Fire Walk With Me. Aussi ridicule puisse-t-il sembler pour certains (pour nous), avec son costume rouge brillant et sa sangle de guitare à son nom, il est l'incarnation d'une certaine classe pour d'autres. Une classe réactionnaire et conservatrice - Lynch, dans l'utilisation qu'il en fait , l'a clairement compris -, mais ne soyons pas trop prompts à juger le goût des autres dans une sensation aussi subjective que celle que provoque la musique. À l'instar de George Thorogood l'année dernière, la présence de Chris Isaak sous le Chapiteau de Guitare en Scène nous permet de voir ce concert vers lequel on ne serait pas allé en temps normal. Pour se rendre clairement compte qu'on s'en fout mais au moins la case est cochée et y'en a à qui ça a fait plaisir. Ramenez Garth Brooks l'année prochaine, qu'on se marre !

Sur une note plus amère, qui nous permet d'ajouter un point de sensibilité à des éléments qui nous heurtent encore, voir Chris Isaak inviter une ribambelle de femmes danser avec lui sur scène n'aurait rien de répréhensible si, après les avoir remerciées, il n'en gardait pas une avec lui pour l'embrasser, la caméra des écrans géants captant le regard gêné de celle-ci. Une réputation de serial lover, qui pourtant lui a fait défaut, à maintenir ? La persuasion que Jim Carrey n'est pas là pour lui rouler un palot et lui montrer ce que ça fait ? Peu importent les raisons, toujours est-il que le forcing du "plus bel homme de la Terre" a de beaux jours devant lui. Quitte à voir des femmes s’amuser sur scène, on préférerait des musiciennes. Laissons les vieux libidineux de leur côté de l’océan et faisons traverser celles qui nous ferons tourner la tête et que notre festival préféré adore programmer !

Rival Sons - Scène Couverte

Après deux sets placés dans un certain conformisme artistique, on espère un peu plus de rock avec le troisième et dernier groupe à se produire sous le Chapiteau. Là où Larkin Poe s’inscrit dans la continuité de leurs racines blues, Rival Sons nous place pleinement dans la couleur annoncée en préambule : le revival. Au premier regard, le combo californien a tout du groupe qui fait dans le style parce que ça marche bien. Raffinés, bien proprets voire classes, les membres de Rival Sons soignent leur image. Costume rouge pour Jay Buchanan - qui reste largement moins fringuant et kitsch que celui qu'arborait Chris deux heures plus tôt avant de se changer en boule à facettes -, veste léopard et élégant chapeau noir à bord plat pour Scott Holiday. Ajoutons-y barbes et moustaches bien taillées : Rival Sons a clairement un style visuel. Reste à voir si c'est un pis-aller ou si le groupe a d'autres arguments.

Petite intro à l'orgue Hammond avant d'ouvrir sur "Mirrors". Le son est puissant et prenant, Jay est en voix ce soir pour la dernière date française de la tournée. Il se déplace beaucoup, exploite bien toute la largeur de la scène pour jouer son rôle de frontman, attrape un tambourin ou une guitare acoustique pour accompagner la rythmique pendant les solos de Scott Holiday. De son côté Scott garde en permanence un jetslide au doigt pour les besoins de ses solos. Il alterne plusieurs guitares, notamment une belle Gretsch, plusieurs Les Paul et une Gibson double manche (12 cordes sur le premier, 6 sur l'autre). De quoi assurer une certaine variété et de la précision dans les envolées.

Les autres musiciens assurent mais se montrent plus discrets. La frappe de Mike Miley sait être légère quand il le faut et énergique lorsque c'est nécessaire. Hors introductions, les claviers ne se remarquent en revanche que lors des rares passages où ils s'autorisent un petit solo, comme cette expérimentation à base de potards d'effets sur "Feral Roots". Globalement, Jay et Scott restent les principales stars de ce soir. Le moment le plus fort du set reste l'annonce de "Shooting Stars" avec un beau discours en hommage à tous les enfants morts à Gaza, victimes collatérales d'une stupide guerre entre un état malhonnête et une organisation paramilitaire, bien trop zélés dans leur quête de destruction. Aimez-vous les uns les autres plutôt ! Lorsque sur "Mosaic" il fait répéter au public "we're only here for each other", le lien est évident et le message toujours percutant. Merci Jay !

KO KO MO - Scène Village

Allez zou, scène Village, le meilleur concert de la journée, comme d'hab ? Bah oui, évidemment ! Mais pourquoi, d'ailleurs ? Parce que Ko Ko Mo ! Le duo nantais s'est fait prier : programmé l'année dernière, une sérieuse mésaventure sur la route du festival les a contraints d'annuler leur venue, remplacés au pied levé par Dätcha Mandala. Beaucoup diront que s'il y a plus de foule amassée devant la scène extérieure qu'hier, c'est pour justement comprendre pourquoi la programmation a tenu à les reconduire ; les plus cyniques répondront que c'est parce que c'est vendredi. On s'en fout ! Le public répond présent, accueille Warren (guitare, chant) et Kevin (batterie) avec entrain. C'est tout ce qu'on lui demande, le reste du boulot est assuré sur scène. En plus d'être dans une interprétation d'une rigueur conséquente pour une partition exigeante (le chant très haut perché, la frappe très lourde), l'énergie déployée offre un spectacle de tous les instants. Le show semble millimétré même dans des passages que l'on croit improvisés, comme lorsque les deux se poursuivent en tournant autour de la batterie - et tout ça sans mettre une note de côté.

Il est d'ailleurs bon de voir que le duo, pourtant annoncé comme représentant d'un certain courant, vient contredire ce que nous avons énoncé en début de texte. Ko Ko Mo s'inscrit dans la mouvance du rock dit "revival", il serait difficile de le nier aux premiers abords, mais opère pendant le concert une mue qui l'ouvre à de bien nouveaux horizons. Pourtant, tous les paramètres sont là. La guitare saturée et très blues, la voix qui vient flirter avec Robert Plant et Cedric Bixler-Zavala nous ramène à cette période où, avec des têtes de listes comme Wolfmother, le rock entrait dans sa grande période nostalgique. Un constant, cependant : les reprises qui ont permis de constituer la réputation du duo ne sont pas de Led Zeppelin : "Last Night A DJ Saved My Life" ou encore "Personal Jesus" disent autre chose de cette identité supposée. Doit-on se sentir surpris lorsque Warren laisse la place à son comparse batteur qui se lance dans un rythme endiablé accompagné de nappes qui transforment le concert en DJ set de Carpenter Brut ? Ce n'est pas tant que Ko Ko Mo nous annonce qu'ils entament un tournant vers l'electro, loin de là : il s'agit plus de leur volonté de fusionner, de s'essayer à des variantes du rock pour dessiner la musique de demain, celle qui ne peut ignorer les autres genres. Quand on voit le public conquis, laissons-les faire : plus le rock mue, moins on verra les vieux schnocks en couverture des magazines hurler qu'il est mort. On a sacrifié une génération, celle-ci existera.

Photos : Stéphane Chollet/Luc Naville/Caroline Moureaux/Alexandre Coesnon
Toute reproduction interdite sans l'autorisation du photographe

Textes : Intro + Seven Ages + Chris Isaak + KO KO MO : Thierry de Pinsun

Seven Ages + Larkin Poe + Rival Sons : Félix Darricau



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