A Marseille, l’Espace Julien poursuit son entreprise de réinsertion dans le quotidien du public rock de la ville, et se pointe, un lundi soir, avec un argument plutôt convaincant : la venue de Suuns en terre phocéenne. Un événement que même Ben Shemie, chanteur du groupe, trouve trop rare, si l’on en croit l’une des seules phrases qu’il prononcera entre deux morceaux.
Erika Angell
Comme sur toutes les dates françaises de cette tournée de Suuns, Erika Angell, une chanteuse d’origine suédoise et vivant à Montréal se charge de l’ouverture. Exilée de son groupe Thus Owls (que l’on découvre en écrivant ces mots et qui à première ouïe vaut sacrément le coup), elle défend son tout premier album solo The Obsession with her voice en se tenant seule en avant-scène, seule avec ses machines et son charisme doux et incontestable.
La voix est donc l’élément central de la performance : passée par mille pédales d’effets gérées comme dans le cockpit d’un avion, elle est détournée, décalée, transposée, multipliée en une centaine de fragments organisés qui s’étalent sur des nappes de basse synthétique parfois sombres, parfois enveloppantes. Les mélodies sont insaisissables, s’enchâssent les unes aux autres dans un orage électrique captivant.
Des zones de vide succèdent parfois aux perturbations intenses, auxquelles Liam O’Neill, batteur de Suuns, vient apporter sa force percussive et son charisme gesticulatoire en milieu de set. Les contrastes se font alors plus intenses encore, creusés par son jeu de textures arythmiques.
Le plus impressionnant avec cet set d’Erika Angell, c’est sans doute la faculté qu’elle a à rendre parfaitement accessible une performance esthétiquement radicale. L’abstraction expérimentale qu’elle développe devient une norme très rapidement ; c’est comme l’eau de la mer, on s’habitue à la bizarrerie, finalement on trouve qu’elle est bonne et après on ne veut plus sortir. La séparation est d’ailleurs abordée avec finesse, puisque la montréalaise termine son set avec un titre à la construction bien plus classique, qui met en valeur sa voix sur des terrains qui nous semblent plus familiers, histoire de conclure dans une simplicité, une pureté définitivement fédératrice.
Suuns
Lorsque les lumières s’éteignent, une excitation silencieuse parcourt la salle (ou alors c’est moi qui projette mais je suis super content) comme lorsque l’on sait que l’on va vivre un plaisir intense et raffiné à la fois ; Suuns est rare, dans la fréquence à laquelle on peut le voir en concert (dernière apparition en région PACA pour le feu Pointu Festival 2018 nous semble-t-il), mais aussi et surtout dans la démarche artistique qui nous est proposée. Le set du soir le prouve : ce groupe est unique, l’idiosyncrasie expliquée aux cover bands des Red Hot de la façon la plus bienveillante qui soit.
Le son, la texture est au centre de l’attention : des séquences de basse parfois agrémentées de batteries électroniques discrètes servent de base à un déploiement de sonorités chatoyantes que manufacturent trois musiciens, presque chacun dans leur coin, pour créer un son commun étonnamment cohérent.
L’interprétation est appliquée et impliquée, toute en contenance – si l’on excepte celle du batteur dont les gesticulations communicatives sont un point de repère visuel fiable quand l’oreille est déroutée. Les atmosphères qui en émanent sont non pas riches, puisque ni épaisses ni véritablement complexes (loin des empilements massifs du psychédélisme école BJM), mais précieuses, en ce que chacun de ses composants semble essentiel. On peut se sentir désarçonné bien souvent, tant les structures tanguent, mais une bouée nous est bien souvent jetée - comme cette ligne de basse répétitive de "Road Signs and Meanings", à laquelle on s'accroche le temps que les remous se tassent.
A première vue, le groupe peut donner une image assez inaccessible, avec son comportement assez taiseux, moyennement démonstratif, les musiciens n'échangeant même entre eux que quelques rares regards au moment des départs. Pourtant on ne se sent pas du tout exclu de l'univers créé : au contraire, notre imaginaire individuel s'y développe de l'intérieur. Le rideau de cheveux qui couvre le visage de Joseph Yarmush ne nous le cache pas, puisque nous sommes du même côté des cheveux que lui.
Quelques jours avant ce concert, nous lisions une interview du batteur Liam O’Neill, dans laquelle il explique ne jamais avoir compris pourquoi Suuns était qualifié de groupe expérimental : « J’ai toujours pensé qu’on était un groupe pop dont la musique était accessible à tous ». A l’écoute de The Breaks, dernier album paru ce mois-ci, il nous avait donc paru évident que Liam O’Neill picole sévère. Les bizarreries s’y succèdent sans discontinuer, des effets de guitare ravagés aux synthés bourdonnants, même les lignes de voix ne nous laissent jamais tranquilles, insaisissables, dépourvues de tout motif répétitif (peut-on faire moins pop ?) et constamment passées au travers d’un vocodeur glouton. The Breaks est un album génialement chelou, mais chelou quand même.
Pourtant, ce soir à l’Espace Julien, plus rien ne nous paraît étrange. Peut-être que se prendre directement le souffle des amplis dans le museau pousse à réfléchir autrement. En tout cas, l’exercice live permet une ré-humanisation du processus : constater ce qui est joué et modulé en direct, ou à l’inverse ce qui est séquencé et piloté par Liam O’Neill, permet d’appréhender les morceaux avec plus de lucidité, le chemin est balisé. Cinq titres sont issus du dernier album et semblent s’intégrer parfaitement à la setlist comme s’ils étaient joués depuis toujours – ou plutôt : c’est comme si tous les autres titres étaient eux aussi issus de The Breaks.
On applique ce système de réflexion à notre questionnement : peut-être qu’on ne devrait pas chercher à savoir si Suuns est pop ou non, mais plutôt redéfinir la pop en partant de Suuns.
Crédits photos : Thomas Sanna (toute reproduction interdite sans autorisationdu photographe)