Crosses est un projet que l'on doit à l'initiative du chanteur de Deftones et du guitariste de Far Shaun Lopez, groupe de Sacramento relativement peu connu chez nous, mais qui a fait son petit bout de chemin aux US, notamment avec son deuxième album Water and Solutions (1998). Contrairement à leurs compatriotes d'Incubus, le groupe n'a jamais vraiment percé et s'est séparé après avoir fait la première partie d'un autre groupe de Sacramento, les Deftones. Il faut dire qu'à l'instar de ces derniers, Far s'était dirigé dès son deuxième album vers des influences plus variées que du "simple" nu-métal. Les musiciens s'étant bien entendus et devant se recroiser de temps en temps vu leur proximité géographique, c'est tout naturellement que Chino Moreno et Shaun Lopez ont décidé de former un nouveau projet. Au moins Moreno s'est-til fait une raison : plutôt que de vouloir à tout prix caser ses envies artistiques dans son groupe principal (ce qui donne des résultats peu probants, remember Saturday Night Wrist), il réserve ses envies d'ailleurs à d'autres formations.
On a déjà eu un très bon premier album de Palms, groupe monté avec d'ex Isis, et logiquement tourné vers du rock un poil prog', qui prend son temps pour développer ses ambiances. Forcément, avec Crosses, c'est encore un autre spectre de ses influences et envies que le chanteur cherche à explorer, à savoir celles qu'il a en commun avec Lopez et qui sont davantage à rechercher du côté des années 1980 et de l'électro. A ce titre, le registre risque de faire grincer des dents certains amateurs des Deftones, ou tout simplement de les laisser de marbre. Qu'importe, car dans ce registre qui se veut bien plus sexy (voire tafiole, diront certains), le but n'est assurément pas de faire hurler les décibels, mais bien de privilégier les ambiances légèrement dark, alors que Palms se dirigeait plus volontiers vers des atmosphères chaleureuses. Les influences vont de Depeche Mode aux bandes originales de Matrix. L'album n'est pas qu'un condensé de couleurs froides pour autant, mais clairement, les deux musiciens se concentrent sur leur facette qui leur a précisément permis de se différencier au sein de la scène rock des années 1990.
Les intentions sont donc là, l'existence du projet est tout à fait justifiée vu qu'il se distingue et complète parfaitement les deux autres groupes de Moreno; le chanteur, à n'en pas douter, a désormais toutes les cartes en main pour exprimer tout ce qu'il souhaite dans des registres variés mais connectés. Artistiquement parlant, il y a fort à parier que l'homme est comblé. Reste à voir s'il saura combler les oreilles des auditeurs. A ce titre, l'album, très (un peu trop) long, est curieusement divisé en deux parties. La première fait la part belle à de véritables tubes, tandis que la deuxième, plus planante, traîne un peu en longueur. Mais commençons par le début, qui commence d'ailleurs très bien : si "This is a Trick" et son rythme électro lancinant plantent le décor, dans un registre qui pourrait sonner comme du Team Sleep (projet solo de Moreno) en plus direct, "Telepathy" et sa mélodie alambiquée est autrement plus envoûtante. Rythme électro binaire martelé, ambiance romantico-dark sur laquelle la voix de Moreno fait merveille, gros refrain... C'est tellement simple d'écrire un tube.
Et pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Le mid-tempo "Bitches Brew" atteint carrément des sommets d'émotion, avec des sonorités qui évoquent le travail de Rob Dougan, le DJ qui avait fait "Clubbed to Death" (mais si, le tube électro de la BO de Matrix). Jusqu'ici tout va bien, on est bien rentrés dans l'album, les ambiances doucereuses et finement ciselées s'enchaînent sans fautes de goûts, la prod' est de belle facture, ces messieurs s'y entendent pour distiller des arrangements peu envahissants mais bien trouvés pour habiller des compos qui collent parfaitement à la voix de Chino, et un titre au-dessus du lot vient relancer la machine de temps en temps ("The Epilogue", "Bermuda Locket"), quelque grattes saturées viennent à l'occasion rappeler le passif des deux gaillards ("Frontiers", "Option")... Tout ça est très bon et aurait pu donner un excellent album de 40 minutes. Le problème, c'est qu'il dure pas loin d'une heure.
On peut tout à fait comprendre que les deux musiciens cherchent avant tout à se faire plaisir, et le fait qu'ils aient envie de partager ce plaisir est tout à fait louable. Reste que quelques titres sont sympas sans plus, et qu'on aurait pu en laisser 2 ou 3 en b-sides que l'album aurait été plus équilibré et digeste. Attention, ce premier jet reste tout aussi surprenant qu'agréable à l'écoute. Le problème ne vient pas tant du manque d'énergie (puisque de nombreuses compos "soft" passent très bien, comme "Plurient", qui récompense l'auditeur en fin d'album) que de quelques mélodies un peu tirées par les cheveux. La recette américaine typique, avec le refrain qui n'a tellement rien à voir avec le reste du morceau qu'on se demande si l'ingé-son ne s'est pas juste gourré dans un copier coller... On se moque gentiment, mais reste que le pari est gagné, l'album est vraiment convaincant malgré quelques longueurs, et Chino Moreno de se retrouver dans une brochette de groupes de très haute tenue. On espère pour lui que cette multitude d'activités lui permettra d'exprimer ce dont il a envie et d'être au top dans chacun de ses différents projets. En tous cas, il ne risque pas de s'ennuyer !