Gong – I See You

La question de la survie sur le temps long concerne tout groupe de rock. Entre le spectre du rocker botoxé increvable ressassant les morceaux de l’ancienne bravoure (type Jagger-Richards) ou, pire, celui du génie précoce et précocement enfui tombé dans la soupe (type Presley), le sentier est étroit et l’auto parodie est à l’affût. La question est d’autant plus brûlante lorsqu’elle se pose à propos d’inventeurs géniaux et foutraques qui, embarqués dans l’OVNI Gong, ruèrent joyeusement dans les brancards musicaux à l’aube des années 70. Pour rappel, la planète Gong est une délirante fiction rock’n’roll, apparue un jour dans notre ciel grâce à Daevid Allen (guitare et chant), exfiltré de Soft Machine, et à sa compagne Gilly Smyth (murmures et feulements de sorcière intersidérale). Et c’est avec une tétralogie géniale qu’ils gravèrent, entre 1971 et 1974 et avec l’aide de nombreux compagnons instrumentistes, ce nom trébuchant et énigmatique de Gong au panthéon du rock prog-fusion-psychédélique anglo-saxon, aux côtés de formations comme Soft Machine, King Crimson ou les Pink Floyd.

Quatre albums cultes donc : Camembert Electrique, suivi des trois volumes de « Radio Gnome Invisible » (Flying Teapot, Angel’s Egg, You), qui imposèrent aux Terriens une mythologie sous acide, entre science-fiction et fantasy, humour absurde et mysticisme, à base de gnomes et de lutins extra-terrestres, de fromages mous et de théières à réaction. Lewis Carroll, Tolkien, les Monty Python… Même si Allen est australien d’origine, il y a décidément quelque chose de très anglais dans Gong.

Morceau inaugural de la série "Radio Gnome Invisible" : peut-être pas le plus ébouriffant, mais sans doute l'un des plus représentatifs de l'esprit déjanté du groupe à son origine


Alors, l’épreuve du temps ? Il y eut bien des cahots dans la trajectoire orbitale de Gong au cours des décennies. Des changements d’équipes, des départs et des retours, des virages esthétiques – notamment, en l’absence d’Allen et de Smyth, une période plus spécifiquement jazz-rock, plus virtuose que créative – et de multiples projets parallèles au nom approchant et puisant au même univers (Mothergong, NY Gong, Planet Gong, Gongmaison…). Bref, ça n’a cessé de bouillonner, et ça ne se laisse pas facilement cerner. Précisons tout de suite que I See You, paru le 10 novembre sur le label Madfish, se retrempe à la source sacrée, primordiale et fumeuse du projet. Pour les amateurs, ce sera donc des retrouvailles, et pour les néophytes, une porte d’entrée intéressante à l’univers parallèle de Gong.

gong, 2012, daevid allen, gilly smyth

Gong version décennie 2010


On retrouve avec bonheur Allen aux commandes, et Smyth en invitée d’honneur. Et avec eux, ce mélange des genres singulier qui fait la signature du grand Gong. Des structures accidentées, alternant schémas rock, pop, jazz, flirtant parfois avec le hard rock (« Occupy ») ou le krautrock (« The Eternal Wheel Spins »), versant soudain dans la valse (« Syllabub ») ou le ska (« You See Me »). Et caracolant à travers ces paysages, les solos de guitare psychédélique et les envolées de flûte ou de saxophone. Ian East, nouveau venu dans la formation, se charge des vents, mais l’esprit des prédécesseurs est conservé. Bref, c’est ludique, énergique. La batterie d’Orlando Allen, fiston du couple fondateur, n’y est pas pour rien.

Pour se reposer de toutes ces collisions, il y a quand même quelque chose comme une ballade plus mélancolique (« Zion My T-Shirt ») et surtout, ces moments d’apesanteur, où nous flottons, perdus dans l’hyper espace, environnés de bribes de conversations, de chants d’outre-tombe et d’échos radiophoniques (« Syllabub », « A Brew of Special Tea », « Shakti Yoni & Dingo Virgin »). Ce n’est pas pour rien alors que nous pouvons entendre, à nouveau, les petites voix familières des gnomes, ou la question fatidique (« Tu veux un camembert ? » – en français dans le texte) qui hantent le premier chef-d’œuvre Camembert Electrique. Comme si Gong souhaitait boucler la boucle. De même, le leitmotiv de l’avant-dernier titre, « Thank you for the music… », et l’intitulé même du dernier – « Shakti Yoni & Dingo Virgin », pseudonymes originaux et respectifs du duo Smyth-Allen – sonnent comme un dernier hommage et un adieu.

Question méthaphysique fondamentale.


I See You n’est donc pas révolutionnaire, et comme on devait s'y attendre inférieur aux chef-d'oeuvres des années 70 ; c’est en revanche un album solide, qui prouve l’exceptionnelle vitalité de Gong. Mais le plaisir de la reconnaissance a un corollaire : rien n’est vraiment neuf dans cet album. Alors, oui, guitares et saxophones par instant sonnent old school, voire désuets. Les derniers morceaux, si on les compare à quelques pépites qui jalonnent l’album, paraissent moins excitants, et déçoivent. Enfin, le couplet débité par Allen dans « This Revolution », sur l’anticapitalisme et la libération spirituelle par la musique, peut faire gentiment sourire.

Contrairement à certains coreligionnaires du psychédélisme des seventies, qui par la suite s’emparèrent avidement des nouvelles tendances musicales, épousèrent toutes les avant-gardes, Gong reste ici en orbite, loin des dernières révolutions esthétiques. Ne nous en plaignons pas trop : mieux vaut un sain entêtement un peu répétitif qu’une soif de nouveauté mal maîtrisée. C’est déjà assez d’avoir forgé un style solide, surtout dans les paysages (un peu trop) meubles du rock progressif. Dans nos cieux musicaux si chargés par un demi-siècle d’expérimentations, puisse la planète Gong briller encore longtemps, lointaine et chaleureuse, discrète et consolante.

NOTE DE L'AUTEUR : 7 / 10



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