Portico – Un nom intéressant à plus d’un titre, peut-être autant par l’œuvre musicale qu’il recouvre que par les grandes influences et évolutions qui en tressent la discographie. Le groupe anglais – doué, disons-le tout de suite – est particulièrement symptomatique de cette aube du XXIe siècle musical, ère du remix permanent et accéléré, où les étiquettes et les courants se mêlent sous l’égide de la quête de la transe et de la pulsation élémentaire. Que l’on s’explique.
Portico Quartet naît en 2005 dans le Sud de Londres. Quatre jeunes musiciens de jazz y expérimentent des compositions répétitives, d’une froide et élégante douceur, organisées à l’origine autour du hang, instrument à percussion suisse d’invention récente (sorte de coquillage métallique dont le son est à situer entre le steeldrum caribéen et le métallophone, et dont vous avez probablement entendu les échos dans nos rues l’été, sous les doigts des babas itinérants qui se l’approprient, à dire vrai, pour notre plus grand plaisir). Dans le chapelet hypnotique des notes cristallines du hang de Duncan Bellamy vient donc se glisser le sax soprano sinueux de Jack Wylie. Ajoutez à cela la délicate justesse de la section rythmique (Milo Fitzpatrick à la basse, Nick Mulvey à la batterie) et vous obtenez un très bel exemple de jazz fusion moderne et minimaliste, dont l’inaugural et formidablement bien-nommé Knee-Deep In the North Sea (2007) est l’indispensable témoin.
Le titre éponyme du premier album, en live, à Glasgow (2009)
Mais, mais cela ne suffisait pas au talentueux quartet d’être dans le vent, il leur fallait bouger et franchir définitivement les limites des territoires jazz – déjà passablement ébranlées. Il vous est peut-être déjà arrivé d’emmener des amis voir un groupe « géniâl », vanté des semaines à l’avance, pour vous retrouver soudain, l’oreille décontenancée et l’œil rivé sur leur visage dubitatif, à vous demander si vous ne vous étiez pas tout bonnement trompé de date… Votre serviteur en fit justement l’expérience avec Portico Quartet voilà quelques années, lorsqu’il convia des amateurs de modern jazz à un guet-apens technoïde ambient. Heureusement pour lui, il a aimé ça ; les dits amis, moins…
Moins radical que cette performance live, l’album éponyme Portico Quartet daté de 2012 faisait néanmoins sérieusement bouger les lignes. Exit le format jazz. Hang, clavier, basse ou saxophone, de plus en plus avares de notes, se retrouvent enchâssés dans des textures résolument électroniques. Et le bercement de la rythmique jazz de céder la place aux percussions dépouillées à la Steve Reich, ou carrément au beat noir de la machine.
A Brighton, en 2012, "Laker Boo" (album Portico Quartet)
Puisant encore dans les franges expérimentales des musiques d’hier, plus sombres et toujours dans l’air du temps, Portico Quartet se réinventait franchement et avec cohérence. Signe éloquent, l’album de live et de remix, désormais incontournable, ne tarda pas.
Living Fields sort dans quelques semaines (le 23 mars), mais Portico Quartet se nomme désormais Portico tout court. Il eut été plus logique de faire peau neuve lors du virage électronique suscité, mais le changement de nom se justifie tout simplement par le départ du groupe de Nick Mulvey.
Ils sont désormais trois, mais ils sont déjà à nouveau quatre : sur Living Fields se succèdent au chant Jono McCleery, Jamie Woon et Joe Newman – ce dernier échappé d’une autre entreprise britannique à sensations de ces dernières années, Alt-J. Au chant, oui : un morceau de l'album éponyme ("Steepless", avec une jeune chanteuse nommée Cornelia, aux allures björkéennes) pouvait le laisser augurer, c’est désormais vers la pop que regarde Portico, une pop résolument électronique. Signe éloquent à nouveau : alors que les premiers opus du quartet, signés sur Real World, jeune label jazz londonien, n’auraient certainement pas démérités chez ECM, l’illustre et exigeante maison de Manfred Eicher spécialisée dans la musique jazz et contemporaine, Living Fields sort le 30 mars chez… Ninja Tune.
Partons donc de la voix, dernière innovation du groupe. Plutôt que des invités, il faut voir dans les trois chanteurs qui se passent le relais au fil des titres des collaborateurs – à divers titres ils sont d’ailleurs des proches ou des amis du groupe. Nous sommes ravis de retrouver le timbre reconnaissable de Newman, l’une des composantes clefs de la réussite d’Alt-J ; mais sa présence fonctionne malheureusement comme un présage réversible. Le deuxième album d’Alt-J, This Is All Yours (2014), comparativement au très bon An Awesome Wave, apparaît comme une répétition-variation dispensable. Living Fields rencontre lui aussi de sérieux écueils, et ce qui en fait l’album le plus vendeur et accessible de nos jeunes Anglais est aussi ce qui en fait le moins intéressant.
Alors certes, en revanche, Portico ne se répète pas – c’est le moins que l’on puisse dire. Il ne reste plus rien du jazz. Le travail du trio semble se limiter dans cet album à proposer, non sans un certain talent, une série d’écrins soyeux pour la voix de leurs trois compatriotes, tissés de beat lourds et parcimonieux, de boucles d’arpèges égrainés par les synthétiseurs, de froissements synthétiques et d’amples et honorables réverbérations. On ne sait si on est dans le format pop, dans une forme de bass music au ralenti, ou dans des expérimentations ambient convenues. Le tout faisant désagréablement l’effet d’une musique électronique progressive qui ne progresse pas. C’est plutôt joli, très propre. Mais rien de bien original de fait, rien qui n’accroche réellement l’oreille – car pour accrocher, vient un moment où il faut la déranger, l’égratigner, l’oreille. Aucun dérangement dans Living Fields.
Bon, mais c’est de la pop, semble-t-il ; si ce décent habillage musical avait pour âme, justement, une voix singulière, des mélodies puissantes, on le tolèrerait, voire on le saluerait. Amer paradoxe, c’est justement cette âme absente que le groupe qui donne son nom à l’album semble aller chercher au-dehors, sans succès. Le chant se résume souvent, au mieux à des joliesses sans grand relief, au pire à des envolés-vibrato convenues. Au point qu’une nouvelle étiquette semble convenir ici – gentiment péjorative – celle de « crooning électronique à l’anglaise ». Bref, Portico ne se répète pas, bricole habilement, mais n’invente rien.
Ce jugement est peut-être sévèrement exprimé. A leur rythme, quelques morceaux se mettent à fonctionner – le single « 101 » avec Newman, qui évoque le meilleur d’Alt-J, ou « Colour Fading » avec Jono McCleery – dans lesquels semble enfin s’esquisser un groove, nous transportant vers un dancefloor onirique bercé au ralenti.
Mais ces touches plus convaincantes sont trop sporadiques pour nous permettre d’embarquer, et le reste du temps, soyons honnêtes, on s’ennuie ferme. Là peut-être est l’écueil principal qu’a rencontré Portico. De leurs débuts modern jazz et de leurs explorations électroniques minimalistes, il ne reste ici que l’élégante retenue, sans le groove indispensable qui la sous-tendait. Apport et atout d’un groupe qui vient du jazz, ce groove jusqu’ici omniprésent, mêmes sous une forme paradoxale, consolante et froide, semblait justifier tous les franchissements de frontières. Il courait sous la glace dans les compositions polaires du quatuor, il respirait encore, même ponctuel, même secret et caché, au plus noir de leurs atmosphères synthétiques. Alors, oui, pourquoi pas la pop : mais abandonner tout instrument analogique, et se dépouiller du même coup du groove, de l’âme jazz tendre et minimale qui faisait la signature de Portico Quartet, n’était définitivement pas l’idée du siècle.