Courez-y ! Foncez, vieux brigands ! Et tant pis pour le suspens, et puis même, osons, au risque d'être grossier, FLÛTE au suspens ! Cet album est d'une qualité stupéfiante. Ce premier effort du groupe Herr Geisha & the Boobs ne doit en aucun cas passer inaperçu. Faites courir la rumeur, que le bruit passe à travers les murs, faîtes-vous prophètes, parlez-en à votre cousin hipster, à votre tonton fan des Doors, à votre grand-mère férue de stoner, à la cousine directioner du petit frère de votre copine (pour la sauver). Il faut qu'on le sache.
Ce qu'on sait du groupe, d'ailleurs, se résume à : pas grand chose, si ce n'est qu'il semblerait qu'il soit un trio mixte ; leur page Facebook indique humblement que la musique qu'ils jouent n'est après tout que du « now's rock'n'roll stuff », et qu'on se fout pas mal du patelin dans lequel ils ont posé leurs instruments. Tout ce qu'on doit retenir, c'est que leur album Book Of Mutations est leur quatrième effort (on peine à croire que l'on puisse ne les découvrir qu'aujourd'hui), et qu'il envoie sec.
Si celui-ci est découpé, sur leur bandcamp, en 9 chapitres distincts, il est à considérer qu'il se présente en fait comme une seule et longue piste de 45 minutes, et qu'il s'y passe l'équivalent d'une vie entière. Le terme de « rock polymorphe » qui a été choisi pour nous décrire la mixture préparée par le groupe (c'est la mode, en ce moment, des descriptifs farfelus, ça fait distingué, ou distinguer, on ne sait plus), s'il peut paraître quelque peu présomptueux à première vue, est en fait un choix parfaitement habile, pour ne pas dire LE choix habile par excellence ; il dit tout.
Les atmosphères se succèdent, sans faux pas, mutent sous nos oreilles : riffs-tueurs, offensives décoiffantes, accalmies, déclamations... Le génie de cet album réside dans le fait que le groupe y satisfait en quelque sorte tous les appétits que l'époque peut avoir en terme de psychédélisme lourd, d'élégamment dissonant, de violemment planant, par la réussite éclatante de la synthèse audacieuse d'influences stoner et heavy, de poésie, et d'aérodynamisme (si).
C'est le format de piste unique, choisi par les musiciens, qui semble permettre le déploiement d'un tel éventail de possibilités. Herr Geisha & the Boobs prennent leur temps, véritablement, de poser leurs notes ; les riffs sont scrupuleusement développés, ils tournent aussi longtemps que nécessaire pour que l'ambiance prenne, sans complexe, le trio attend que chacun de ses auditeurs soit confortablement installé dans la nacelle, obnubilé par le ronron de la guitare, avant de baisser la barrière de sécurité – il y a comme un signal sonore ici – et alors tout le monde, partout, sait que ça y est, ça va décoller ; quelques faux départs malicieux viennent parfois faire monter un peu la température, et le lancement n'en est que plus jouissif. On s'abandonne dans les voiturettes, parfaitement en confiance – ça monte, ça descend, tout s'enchaine logiquement. Chaque instant semble être l'évolution logique et inévitable de l'instant précédent...
Parce qu'il y a ces sortes de « séquences », instrumentales uniquement, où le riff est choyé, alimenté, varié, grossi petit à petit, véritablement vivant, en boucle, en transe ; et ces séquences fleurissent régulièrement, se suivent, et se ressemblent parfois/souvent mais sans jamais se répéter tout à fait ; basées pourtant sur le même type de procédés, elles ne sont pour autant jamais lassantes ; l'hypnotisme fonctionne à merveille, grâce aussi à ces grandes, grandes aérations, quelques notes grattées comme ça pendant de longues secondes. Encore une fois, insistons parce que c'est là leur qualité la plus flagrante, le groupe prend son temps avec une assurance incroyable, et attention, il est chez lui dans votre casque, s'y installe et ne va pas faire de manières pour se servir dans le frigo.
Comme souvent, la guitare fait ici office de climatiseur, souffle le chaud et le froid, gère à elle seule les ambiances, douces ou hargneuses. Les notes sont savemment distillées, pas une seule n'est gaspillée. Lors des accalmies, on entend parfois comme un air de Robby Krieger, on pense inévitablement à "The End", et ça fait plaisir. Ca n'est d'ailleurs pas le seul point commun que les Boobs présentent avec les Doors : on pourrait aussi parler de ces quelques textes déclamés sur fond sonore mystique ; ceci fait en évitant inexpliquablement l'écueil de la ringardise, ce qui constitue une prouesse tout à fait admirable. Pour rester dans la référence, la 40ème minute est Pink-Floydesque, en douces harmonies vocales progressant à petits pas ; celles-ci sont rapidement chassées d'ailleurs par la voix rocailleuse du frontman, avant qu'un petit malin ait eu le temps de sampler un quelconque jingle boiteux – dieu merci. Notons que le chanteur, tout au long de l'album, nous aura gratifiés d'un large panel de voix, toutes de qualité, du loup hurlant jim-jonesien au crooner gentleman, en passant par des interventions plus classiquement pop tout aussi réussies ; aucun impair.
Quant à la section rythmique, elle fait son boulot de section rythmique, c'est à dire qu'elle tabasse quand il faut tabasser. C'est très bien. La basse apporte une lourdeur bien ronde au mix, dérange quand il faut déranger, est parfaitement calée. Lady Body derrière les futs martèle comme une amazone, lutte inconsciemment pour la cause de la femme-batteur en réparant à elle seule tous les méfaits anti-groovy de la terrible Meg White ; la caisse claire, bien en avant, prend à son compte avec une puissance bienvenue les fractures rytmiques qui ornent superbement l'oeuvre et surprennent sans cesse l'auditeur.
Je ne comprends même pas pourquoi vous lisez encore ce que j'écris plutôt que d'écouter l'album.
…
Bon.
Si vous n'êtes pas convaincus les amis, je ne peux plus rien faire pour vous. Faudra pas vous plaindre après si les enfants dans la cour de récréation viennent faire une ronde autour de vous en chantant « iiiiil, connait, pas les Boobs-euh » tout en déclarant que puisque vous êtes le fromage, ils ont le droit de frapper sur votre tête avec leurs petites mains de méchants.
Crédits photo : Herr Geisha & the Boobs