Pleine comme un œuf, mais non pas saturée, ainsi se présentait la petite salle du Centre culturel Barbara Fleury Goutte d’Or, à quelques encablures du métro Barbès. Pleine de mélomanes avertis quoique détendus, public ordinaire de Sonic Protest, festival parisien qui allie curiosité des marges et plaisir simple. Il y avait de quoi se rassembler ce soir, puisque deux légendes du krautrock étaient réunies pour une première date en France : Hans Joachim Irmler et Jaki Liebezeit, lesquels vous parleront tout de suite beaucoup plus si l’on précise qu’il s’agit des claviers de Faust pour le premier et de la batterie de Can pour le second.
Chacun dans leur domaine, ils firent marcher le rock à l’orée des années 70, foutraquement et à pas de géants. Pour les amateurs de psychédélisme – allemand ou non – c’est un peu comme si Keith Richards et Paul McCartney annonçaient une tournée ensemble.
Vidons donc notre sac au plus tôt. La déception est assez amère. Certes, on ne s’attendait pas à une révolution ; mais au moins à un beau morceau de transe, à un petit voyage sinueux au fil de bercements inconfortables ou d’interminables escalades. Tout le sel du rock progressif, quoi. Si Irmler se remue derrière ses jolis claviers old school, faisant entendre les orgues cosmiques familières des premières seventies, Liebezeit ne suit pas.
Les roulements caractéristiques, qui firent en bonne partie la signature de Can, se développent et s’étirent et se recomposent, mais, hélas, sans aucune once d’énergie. Pas de grosse caisse : une petite batterie accroupie, grosse poignée de toms faite pour évoquer les percussions chamaniques plus que les rythmes accentués du rock’n’roll. Mais comment évoluer à plaisir dans des paysages synthétiques fluides et désormais retro, si l’on n’a pas la monture nerveuse d’une batterie pour nous y faire cavaler ? Terrible de sentir soudain monter la sauce de loin en loin – ah, tiens, enfin, oui, oui…? – alors même qu’il s’agit de la coda d’un morceau…
Bref, ne chargeons pas les Anciens illustres, mais il faut le dire, Liebezeit est fatigué. Alors qu’il interroge son comparse Irmler du regard, ce dernier semble porter seul le set ; il réclame plus de volume pour ses synthés, se plaint de l’absence de retours, s’énerve un peu, puis prend finalement la décision de quitter la scène lorsque Liebezeit le consulte. Et contrairement au vieillard fatigué mais content qui salue un peu naïvement, il paraît pressé de fuir les lieux. Il n’y aura pas de rappel, pour une quarantaine de minutes de concert, tout juste. Fort agréable ; mais ni la puissance, ni le temps de se sentir vraiment concernés. Quand on repense à la double performance faramineuse de Thurston Moore et de Lee Ranaldo (de Sonic Youth) qui marquèrent de leurs fausses retrouvailles l’édition 2014…
Mais ce qu’il y a de bien à Sonic Protest, en plus de l’enthousiasme bienveillant qui y rôde toujours, c’est que c’est un festival à surprises. Comme des Allemands en chassent d’autres, c’est habité des rythmes de Denseland que l’on rentre à la maison. Assurant le tout premier set de la soirée, le trio berlinois propose une forme de cabaret post-punk moderniste et minimaliste.
David Moss, chanteur d’opéra dans une vie parallèle, débite au micro, entre le prêche et la performance vocale, des murmures ironiques, des grognements à la Alan Vega, des discours surréalistes sur disque rayé. Soutenu au cordeau par une section rythmique sombre et clinique (Hanno Leichtmann et Hannes Strobl). Le bassiste se promène parcimonieusement entre ponctuations rondes, harmoniques et distorsion, le percussionniste joue de l’analogique et de l’électronique. Le tout échappe à l’écueil de la froideur abstraite grâce à un groove heurté et ricanant. On a vite compris l’idée de Denseland, mais elle est bonne. Surtout que les balances sont parfaites, et que le live permet à David Moss de s’ébrouer et d’aller jusqu’au cri (contrairement aux morceaux moins enlevés du deuxième album du groupe, Like Likes Like, paru en 2013).
Rompant le flot masculin et teuton, deux fées vinrent nous rafraichir les oreilles, méthode brutale. Un trombone amplifié qui mugit et éructe (façon Colin Stetson énervé), nourri de larsen et de souffle continu, plus une guitare noise furieusement raclée, et voilà un duo féminin revigorant.
Maria Bertel, membre de Selvhenter, est de Copenhague, Mariachi est le pseudonyme de la guitariste française Nina Garcia. Le duo était une première, humble et remontée. Il aura fallu cette parenthèse de jeunesse et de féminité (vingt minutes de set, mais c’est la bonne mesure pour la vraie noise) pour que nous puissions rentrer à la maison avec notre dose d’hypnotisme rude et étoilé.