Il est minuit 45. Puts Marie monte enfin sur la scène du Cabaret Aléatoire – très jolie salle marseillaise, à la Friche, qui aura eu la très bonne idée d'inviter le groupe suisse pour fêter le Disquaire Day, et le très bon goût de leur faire l'honneur de la tête d'affiche. D'autant que, pour qui connaît leur musique et surtout l'imagerie érotico-baroque que véhiculent leurs clips ou les vidéos de leurs concerts d'il y a quelques années, c'est un plaisir (solitaire) tout particulier que de les voir se produire dans une salle portant le nom de « cabaret ».
La foule est un peu moins compacte que tout à l'heure, lorsque Siska interprétait avec brio les titres de son premier album solo. Le visage impassible, belle dans sa robe et dans sa veste d'homme, elle avait su emballer parfaitement le public du Cabaret, dans son unanimité, malgré la diversité qu'une programmation audacieusement éclectique a engendré dans la fosse. Car même si l'on n'est pas forcément adepte du genre que la jeune femme propose loin de son groupe rap Watcha Clan, sa présence scénique est convaincante, son personnage est bien travaillé et sympathique, et ses compositions où divers univers se laissent évoquer, soul, hip-hop ou rythm'n'blues, parviennent donc à nous toucher. Si l'on regrette une certaine gloutonerie électronique, nous semblant que ces morceaux sonneraient bien mieux dépouillés de leurs samples redondants et de leurs quelques effets inutiles, on apprécie les multiples prises de risque – que ce soit pour aller décrocher une note haut-perchée, ou pour tenter une reprise imprévue en fin de concert, parce qu'elle sent « des ondes bienveillantes » ; définitivement cool. Pour ne rien gâcher, Siska a su s'entourer d'un backing band en béton, claviers et batterie, ça groove sec. La preuve qu'il suffit d'excellents musiciens pour nous emmener très loin de notre univers musical habituel ; et le voyage est agéable.
Mais à présent c'est Puts Marie qui prend place sur les planches, et nous embarquons pour une messe d'une heure selon les autorités, de dix minutes selon les spectateurs enthousiastes – car le temps va passer à une vitesse phénoménale... théorie de la relativité, tout ça. Tout le monde n'est donc pas rentré de la pause-cigarettes-entre-deux-concerts, et le Cabaret Aléatoire est loin d'être plein – la faute peut-être à ce DJ à l'extérieur, diffusant du reggae plein de joie à côté des toilettes, sans doute plus prompt à faire danser en attendant les DJ sets prévus à deux heures du matin, que la musique torturée du groupe de Biel. Malgré l'affluence un peu décevante donc, l'ambiance est excellente, et le public donne de la voix dès les premières notes de guitare. En promenant son regard dans la fosse, on se rend vite compte que Puts Marie a ses adeptes ici à Marseille : il suffit de voir avec quel enthousiasme quelques types, dispersés dans toute la salle, chantent les paroles et filent des coups de poing dans l'air en même temps que les pêches de batterie pour s'en convaincre.
Les titres issus des Masoch I - II s'enchainent, "Obituaries", "The Bathhouse", "Horse Gone Far" (« it's a true story », signale Max Usata, chanteur), le groupe installe son déséquilibre jouissif et malsain, entre élégance et immondice. Les musiciens se répartissent entre eux le sale et le propre : lorsque Sirup tisse quelque mélodie raffinée sur sa guitare, Igor bourrine à la basse, pervertit magnifiquement ses efforts ; et puis ils échangent les rôles, ou bien c'est la batterie qui explose...
Nick Porsche est d'ailleurs un batteur particulièrement intéressant. A l'image de Sirup, il met au service d'une musique rock un toucher et une sensibilité étrangement jazz. Son jeu serait descriptible en deux temps : tantôt une aisance, une décontraction s'en dégagent (bien relayées par l'immense sourire communicatif qui éclaire son visage à l'instant même où il s'asseoit sur son tabouret et qui ne le quitte plus de la soirée), et l'on devine alors, derrière une apparente simplicité, de grandes compétences techniques, tout pour créer un groove fin et délicat, solide et précis. Et tantôt, en quelques occasions, il lache sa frappe et cogne soudain comme un viking, effraie les fans de Siska qui fuient alors les bras en l'air tels de petits lapins à l'ouverture de la saison de la chasse. Cette opposition des registres fait de lui un véritable moteur pour cette formation, en ce qu'il dynamite n'importe quel morceau à lui tout seul, déclenchant constamment L'Impulsion nécessaire à l'embrasement de tel refrain, de telle outro – l'Histoire elle-même s'en trouve réinterprétée, car c'est alors comme si le punk avait été directement enfanté par le swing, sans passer par les Beatles et autres figurants dispensables.
Il faut toutefois préciser que les termes jazz, punk, ne sont pas utilisés ici pour parler de véritables styles, mais plutôt pour tenter de retranscrire vaguement des ambiances, des ressentis au fond indescriptibles... Car on ne peut fonctionner qu'ainsi avec Puts Marie : décrire des ambiances, avec de pauvres termes superficiels, tant ce qu'ils nous proposent est riche, trop riche pour nos oreilles humaines. Ainsi cette touche jazz n'est-elle probablement rien d'autre que l'atmosphère engendrée par cette convergence d'influences de tous styles, de toutes origines, que nous décrivait Max Usata au cours de l'entretien qu'il nous a accordé dans l'après-midi, et cette manière de punk, simplement un mot creux pour parler de l'énergie sombre et torturée qui se dégage des instants où Max et les amplis crachent tout ce qu'ils ont dans le bide.
Si les Puts Marie ne se déguisent plus sur scène comme ils le faisaient avant (il faut voir ce concert embarassant au Komplex Klub de Zurich, leur robes et leurs perruques), la dimension spectaculaire de leur show continue d'affleurer ; mais pour la discerner il convient, en tant que spectateur, d'accorder aux musiciens une confiance aveugle et totale... Car Puts Marie se permet tout : une ballade étrange et gentillette ("Brush Air"), Max chantant en une voix de tête presque pas sérieuse tandis que batteur et guitariste s'esclaffent en échangeant des regards hilares, qui vire carrément stoner sans prévenir, une frappe lourde au possible pour Nick, ça matraque sur les cordes, ça hurle, et il faut voir les visages des compères, fermés tout d'un coup, une rage phénoménale... Le public doit véritablement fournir une concentration intense, accepter tout, absolument tout ce que propose le groupe, rire aux blagues de Max (semble-t'il d'excellente humeur ce soir) entre les morceaux et pleurer quelques secondes plus tard aux accents écorchés de sa voix saisissante, de ses mélodies dramatiques, douces, puis violentes, puis douces, absorber la beauté malsaine du clavier de Béni enrobant chacun des titres, adhérer aux réponses noisy que Sirup lui adressera à l'occasion de "The Bathhouse", accepter d'être touché par le simple fait que Max demande timidement à Béni de lui décapsuler une bière avant leur reprise de Sun Râ et qu'il le fasse et qu'il lui tende la bière en lui donnant une gentille tape sur l'épaule... Mais s'il le fait, si le spectateur fournit cet effort, s'il se laisse parfaitement aller entre les mains de ces cinq sorciers, alors une orgie formidable d'émotions concentrées et contraires le récompensera – et il s'agit là d'une sensation rare que bien peu de concerts produisent (d'expérience personnelle et dans un autre registre, le groupe Jon Spencer Blues Explosion avait pu susciter le même type de phénomène le temps d'une soirée incroyable).
Et puis, lorsque les amplis se taisent, il ne nous reste plus rien que le souvenir d'avoir connu cette sensation. On a oublié le reste. Ou plutôt, emporté par la transe, on n'a simplement pas enregistré le reste ; on a arrêté le magnétoscope cérébral, mazette. Il n'y a rien de bien nouveau depuis la dernière fois qu'on les a vus, en juillet aux Eurockéennes : le même set, si ce n'est un morceau jamais entendu en live, "Sugar Run", quelques arrangements noisy çà et là, et la voix de Sirup qui a – efficacement – pris du gallon. Rien de plus. Et pourtant, on y retournera comme un toco à sa coco : tête la première, nez vers le ciel. Simplement parce que, du coup, chacun des concerts de Puts Marie auquel on assiste est le premier concert de Puts Marie auquel on assiste.
Crédits photos : Thomas Sanna