Oh ! Les King Gizzard and The Lizard Wizard viennent probablement de sortir l'un des albums les plus dingues qui puissent paraître en 2016 (et peut-être même, en 2017).
L'an dernier, les Australiens avaient décontenancé leurs fans en publiant Paper Maché Dream Balloon, un drôle d'album de hippie puant le patchouli, à la "Going Up The Country", tout en acoustique, en flûtes de Pan et en pantalons pattes d'eph'. Et le monde entier de se trouver fort embarassé, ne sachant que faire de l'oeuvre, certes à l'opposé des attentes que l'on avait pu se formuler, mais au fond d'excellente facture, enfin probablement enfin je crois qu'enfin c'est ce qu'il nous semble – ce genre de réactions fébriles.
Oui mais voilà, au début de l'année, Ty Segall, accompagné de ses Muggers, nous avait balancé un album incroyable en plein dans le museau ; et comme il menaçait fort de devenir définitivement la star du petit déjeûner, il devenait nécessaire pour les kangourous d'adresser une riposte au moins aussi barrée que l'offensive de l'ange blond grassouillet. Et le résultat, alors que le sang de notre nez venait tout juste de coaguler, est frappant : Nonagon Infinity est un album très incroyable. Oui.
Si l'excellence de Emotional Muggers reposait en grande partie sur une clairvoyance sonore (une clairentendance) assez inédite, Ty Segall s'amusant, entre autres, avec la stéréo comme pas-grand-monde aupravant, c'est ici sa structure qui distingue l'album du reste du troupeau : il s'agit, selon les propres mots de Stu Mackenzie, d'un « endless album », d'un « nœud de Moebius sonique ». Entendre par là : chacune des pistes est en fait imbriquée dans la piste qui la précède, et dans la piste qui la suit ; un classique du concept-album, mais petite subtilité toutefois, la piste finale est elle-même reliée à la toute première ! Ainsi, lorsque l'album se termine, il recommence, tout simplement. Et c'est fun. (Non, vraiment, c'est super cool)
Et les sept musiciens poussent l'exercice de style très loin. Des tempos sensiblement similaires,
une certaine unité de tempo, assez peu de changements de tonalité d'une piste à l'autre, les riffs de guitare tous composés sur le même procédé rythmique, la batterie furieuse en continu... Le chant est monocorde et ne fait preuve que d'une amplitude mélodique très restreinte... La voix est d'ailleurs bien souvent doublement doublée, par une seconde voix restant constamment sur la même note, et/ou par une guitare fuzz, le tout y inculquant un étrange timbre robotique avec originalité, sans abuser d'effets par trop artificiels – si l'on peut dire. Quoi qu'il en soit, malgré toutes ces envahissantes similitudes, chacun des morceaux parvient tout de même à développer sa propre personnalité, la section rythmique s'occupant de varier les plaisirs, les arrangements foisonnants faisant le reste.
Globalement, le ton est extrêmement énergique, une véritable urgence oppressante se dégage de ces rythmes furibonds. Deux morceaux nous extraient toutefois de ce climat angoissant : le tempo ralentit à l'occasion de "Mr Beat", l'ambiance s'adoucit, s'allège. Un clavier-cool nous arrose gentiment et à plusieurs reprises d'un gimmick groovy... Avant que le climat ne redevienne inquiétant, progressivement, à la quatrième minute.
Et puis "Wah-Wah", avec son petit accent exotique, on boirait bien un cocktail, n'importe lequel s'il est à base de noix de coco. Une cassure-surprise survient à 1 minute 20, très maline ; opérée en plein milieu du morceau, elle légitime, quelque part, toutes les transitions précédentes et permet définitivement à l'album d'être appréhendé comme un seul long morceau, en ce sens où si une telle fracture est acceptable au sein d'une piste définie, pourquoi ne le serait-elle pas entre deux pistes différentes ?
L'univers esthétique créé autour de l'album, lui aussi est solide et intelligent. Outre cette figure géométrique à 9 côtés que l'on retrouve partout, sur la pochette, ou dans l'enregistrement (« Nonagon infinity, open the door. Nonagon infinity, open the door. » En boucle, partout, tout le temps.), un premier clip hilarant en même temps qu'inquiétant avait été dévoilé, il y a un peu plus de deux mois. Il s'agissait de celui de "Gamma Knife", un morceau particulièrement bon, avec son harmonica démente, forcément enregistrée dans les Carpates, soutenue par la grosse caisse sur tous les temps et c'est fou et ça fait pwa-waa, pawa-waa, pwa-waa, pwa-waa, obsédant, et ça vous suit partout, jusque dans vos draps – un vrai tube que même un solo de batterie absurde ne parvient pas à gâcher. La vidéo avait permis au groupe de mettre en place une ambiance mystique, étrange, un monde qu'il est inutile de décrire... autant voir le clip. Et tout ça, c'était « sympa », ou à la limite « très sympa », jusqu'à ce qu'un second clip ne soit publié il y a quelques jours, pour "People Vultures", faisant directement suite à celui de "Gamma Knife", et ne nous laisse entendre que cet univers super cheap (parce qu'il faut admettre que la qualité de l'image était acceptable dans les années 90), où peuvent s'affronter au cours de joutes épiques des personnages aussi charismatiques que Rita, la méchante dans les Power Rangers, pourrait en fait être bien plus profond que prévu. Il est clair à présent que pour bien saisir la dimension du projet, album et vidéos sont indissociables.
Sur sa page facebook, le groupe a carrément annoncé qu'un « Nonagon Infinity movie » verrait le jour fin 2016 ; chaque morceau devrait donc avoir sa vidéo... Un projet ambitieux, assurément. Dans quelques mois, nous pourrons donc acheter le DVD et « regarder le film des King Gizzard » en buvant de la bière avec les copains. Aucun groupe ne l'avait encore fait – aucun groupe ne l'avait encore fait ce siècle-ci, cela va sans dire. Quoi qu'il en soit, au vu de leur inspiration florissante, on peut légitimement s'attendre à d'autres surprises de leur part... Et peut-être le piège est-il là pour les Australiens. A force de faire tout le temps des trucs dingues, ils placent la barre très haut ; le moindre écart un tant soit peu conventionnel pourrait se révéler immensément décevant pour leur public. Un peu comme si on allait manger chez Gordon Ramsay et qu'il nous faisait des pâtes au beurre. C'est très bon les pâtes au beurre, ça n'est pas le problème, c'est simplement qu'avec l'été qui ne va pas tarder à revenir, on aimerait bien manger des salades, ou des produits de la mer.
Crédits Photo : Caroline Faruolo