Le nouveau Brian Eno, The Ship, compte son nombre de titres sur les doigts d’une main, sans le pouce.
Plus de 21 minutes pour le premier morceau.
D’entrée de jeu, ça surprend. Mais ça a sa logique.
Une traversée en mer, en bateau donc, ça se savoure. Et à moins d’être dans le triangle des Bermudes (et encore je ne sais pas, je n’y suis jamais allée), le temps ne change pas toutes les 4 minutes.
Premier morceau donc, éponyme, l’ambiance s’installe. Pendant 6 minutes, on sort tranquillement du port, on hisse les voiles, on laisse le vent s’engouffrer gentiment dedans avec un soleil levant qui se dévoile à l’horizon. Temps calme. Un peu trop calme pour que ça ne présage que du bon… La voix s’ajoute et se dédouble. Une humaine, une robotique. Avec de l’écho, beaucoup. Celui d’un Dieu, peut-être ? En tout cas de quelque chose de plus grand qui veille au dessus, qui guide…
Chrono à 10 minutes, ça commence à lasser… La mer, la vraie, c’est tout de même plus fun. Même par temps calme.
Dans ce titre de Eno s’opère un genre de méditation. Pour se concentrer et se laisser apaiser, il faut en avoir envie. Sinon, c’est plus compliqué de rentrer dedans. Ce n’est ni le genre de musique qu’on écouterait en fond sonore pendant qu’on bosse ni celle qu’on mettrait en voiture…
Au bout de 18 minutes, ce n’est plus de la zenitude ou de la méditation mais une descente vers un long coma. Le type est mourant. On ne sait pas trop s’il va basculer du côté obscur ou vers la lumière, les bouts d’amarrage grincent sur le bateau qui gite de plus en plus, des voix inquiètes discutent au loin, vont-elles réussir à le sauver ? Le cardiogramme sonne, change de tonalité, s’efface… Lui, répète deux mots : « after », « wave », « after », « wave », façon « E.T. téléphone maison », « maison », « maiiison »… Tout s’éteint.
Ouf. On souffle un bon coup et on s’attaque à la deuxième piste : 18 minutes. Tout est flou, bourdonne, clignote, encore lui ? Le type s’avance, lentement, mais vers quoi ? Est-il encore en vie ? Est-il mort ? Plus de bateau en tout cas, plus de vent, plus de voile, juste une lumière de néon, des sons électroniques, un soleil factice, un « soleil capricieux » : « Fickel Sun (i) ».
Ecouter cet album d’Eno c’est comme parcourir une expo d’art contemporain. Il y a des sons qui te pètent au visage comme des couleurs pourraient le faire en peinture mais tu n’y comprends rien, à moins d’être adepte du genre, et encore… Alors tu essayes de te faire ton idée, ton image, tu te laisses un peu envahir par ce que tu reçois dans les oreilles mais tu ne contrôles rien et ce n’est pas terriblement agréable.
8 minutes, ça vient te scier le cerveau, tiens E.T. est revenu ! On traverse le tunnel en plastique avec ces types en combi' penchés autour. Après les piques lancinantes plantées dans le crâne, retour au vide. Puis retour au calme. Retour à la méditation et à la voix qui se dédouble. Ca bourdonne de nouveau façon hélicoptère dans la cervelle, avec de petites touches de carillon qui laissent entrevoir de la lumière. 11 minutes on croit que c’est fini mais non, ça chuchote et repart pour un tour. Cette fois les voix qui discutent au loin ne sont plus humaines, elles parlent un autre langage, aurait-on changé de planète ? Ce n’est peut-être pas la mort tout compte fait mais l’expérimentation. Le corps du type sert à des expériences extra-terrestres, on lui trifouille les organes, il ne sent rien, mais il voit tout, toujours dans le flou, avec des têtes penchées au dessus. Il subit. Ne choisit pas. Subit seulement. Et nous avec. Par pitié, que ça en finisse !
14 minutes, encore 4 à tenir… Le cardiogramme s’accélère, s’affole même. On en parle aux nouvelles, à la télévision, sur plusieurs chaînes à la fois. Une journaliste et un journaliste relatent ce qui est en train de se passer. On voit les deux écrans à la fois. On subit. Encore et toujours. 17 minutes, il y a un gros monstre tout gluant à la voix grave qui donne les directives. C’est lui le boss, à n’en pas douter. Masque à oxygène. Le cardiogramme s’affole. Tout s’éteint.
3ème piste. Ô bonheur, 2’50’’. Allez, on se lance ! « Fickel Sun (ii) ».
Ah, ça démarre joliment. C’est mélodieux. Juste quelques notes de piano. Un narrateur détaille la scène. Décidément, nous sommes bel et bien dans un film. Ce disque en est la B.O.
Une fois le chaos passé, piste 3, c’est le paradis. Le soleil se montre plus. Tout est lumineux, léger, paisible. Jusqu’à ce qu’on réalise que le texte se répète, en boucle, l’angoisse de répéter une boucle indéfiniment. Tourner en rond. Tourner en rond, c’est dégueulasse. Brian Eno nous y oblige. Le truc à te rendre fou. Tu veux sortir du labyrinthe mais tu ne peux y parvenir qu’en lui coupant la chique, au type. Sous des allures de paradis, c’est l’enfer. 2’50’’ c’est court, 2’50’’ d’enfer c’est très très long. Tout s'éteint.
4ème et dernière piste s’il vous plait, merci ! 5’18’’… « Fickel Sun (iii) ».
Ca commence joliment aussi. Ah, ça chante même ! Les voix sont moins trafiquées, les tierces se superposent, la mélodie n’est plus oppressante, elle est joyeuse, salvatrice. Bon ok, ce n’était peut-être pas si terrible d’en passer par tout ça si c’est pour aboutir à une happy end. Oui, nous, les happy end on aime bien ça. Même si pour le coup, là, ça en parait presque trop rose… Mais le type répète le mot « free », ça nous libère un peu nous aussi. L’album touche à sa fin, c’est peut-être pour ça... Ouf, ça y est, c’est fini. Vent dans les voiles. Tout s'éclaire.
Flora Doin