27 août 2016 : troisième jour sur quatre de cette édition du Cabaret Vert, le festival où il fait bon vivre. On commence à s'installer pour de bon ici, à avoir nos petites habitudes ; on sait par exemple qu'aux alentours de 11h30, il n'y a plus qu trois quarts d'heure d'attente, environ, pour les douches du camping, utiles, voire nécessaires pour ôter de nos cheveux filasses la terre qu'ont soulevée les trois gars de Wolfmother hier. Une fois notre hygiène rétablie, c'est notre vie intérieure que nous choyons, par la grâce des nombreux à-côtés proposés par les organisateurs, qui rendent le festival si accueillant : exposition de planches de BD en présence de leurs créateurs, mini-cinéma où tournent en boucle quelques court-métrages des plus subversifs, foire du Temps des Freaks et son ambiance de cabaret à l'ancienne-mais-moderne...
A l'heure du goûter, toujours sous la même intense chaleur qu'hier, The Inspector Cluzo fait une entrée en scène d'une dramatique sobriété, saluent la foule avec dignité, comme à la Comédie Française. Le duo gascon est un habitué de nos colonnes, parvenant à séduire les rédacteurs de La Grosse Radio tant sur scène qu'en entretien ; et il faut avouer que l'on saisit bien rapidement ce que les collègues leur ont trouvé. Avant la musique elle-même, déjà pas dégueulasse, c'est le micro-climat efficacement mis en place par le groupe qui retient notre attention, et semble-t-il, celle de la foule entière.
Il faut savoir que The Inspector Cluzo est un groupe radical, sur tous les fronts... Dans l'attitude, pour commencer, faussement agressive envers le public, avec la tendresse qui dépasse de sous le pull trop petit comme des bourrelets d'amour ; l'héritage de la culture de la déconne-mais-on-vous-en-met-quand-même-plein-la-poire, choisi comme moyen de communication avec les spectateurs ("on va vous massacrer"). Dans le format duo, également, incluant nécessairement une haine sans borne à l'encontre du bassiste, désigné comme l'Ennemi, ainsi qu'un rejet total de toute forme d'objet ressemblant de près ou de loin à un ordinateur, histoire d'être tranquille. Et puis, plus largement, englobant tout cela, le groupe porte un véritable engagement politique, qui constitue le socle-même de la démarche de toute une vie, de toute leur vie d'artiste. Laurent Lacrouts et Mathieu Jourdain, en effet, présentent leur situation comme une revendication : ils sont musiciens ET fermiers, portent fièrement cette double casquette comme une condition impérative à leur liberté, artistique, ou personnelle. A cela s'ajoutant d'autres combats, verbalisés entre deux riffs-qui-poutrent, et relatifs à leur « autre occupation » - le public, si l'on en croit notre applaudimètre interne, se montre d'ailleurs très réceptif aux questions concernant la condition des agriculteurs en France, à ce fait d'actualité qu'est la crise du lait, et même, à la défense des différents patrimoines régionaux (parce que bordel, ils kiffent la Gascogne). Le rédacteur d'une web-radio militante ne peut qu'y être sensible.
Quoi qu'il en soit, sans faire preuve d'une originalité fracassante, les compositions cognent sec, et l'enthousiasme Tenacious Desque du tandem se propage sans difficulté dans la fosse ; ces gars-là sont attachants, s'appliquent sérieusement à ne pas se prendre au sérieux et créent ainsi, à la force du naturel, un monde en marge où, débarrassés des basses fréquences, les êtres humains vivent en harmonie avec les animaux – ou un chose de cet acabit.
Très attendus, les quinquas en colère de Mass Hysteria leur succèdent sur la scène Zanzibar. Un univers nettement moins attractif, où le grand écart constant entre instrumentaux rentre-dedans et textes enfantins aura tôt fait de nous bousiller les adducteurs. Les longs monologues essoufflés du frontman à lunettes de soleil, brûlant manifestement de dire de grandes choses sans y parvenir tout à fait, ennuient, embarrassent ; les bons sentiments, même les plus honnêtes, sont mort-nés dans la bouche de leur orateur s'ils ne baignent pas dans un minimum vital d'éloquence. Au moins, les fans y trouvent leur défouloir, et l'on admettra que l'ambiance est bonne ; le principal, c'est que tout le monde puisse être content, oui-oui.
Personne en revanche ne se satisfera de la prestation de Jake Bugg : ni les jeunes adolescentes en nage aux pieds de l'Anglais ténébreux, ni les métalleux sus-cités qui auraient oublié de prendre leurs jambes à leur cou à la fin du show de Mass Hysteria. Le jeune prodige boudeur, jadis adoubé par un des deux Gallagher, décroche le premier bide de cette édition. Les spectateurs ne sont pour la plupart pas venus – comme s'ils savaient, c'est dingue quand même, ils auraient pu nous dire – et les présents baillent ostensiblement face au manque total d'investissement des musiciens : ça se raconte des glanderies entre les morceaux, on se demande, « mais qu'est-ce donc qui les fait rire ainsi ? », et on ne sait pas ; nous sommes superbement ignorés, et lorsque le jumeau maléfique de Justin Bieber daigne poser ses yeux de chien sceptique sur vous, c'est comme pour vous signifier que vous êtes dans son jardin, et que vous n'étiez pas invités à son goûter d'anniversaire, et qu'il est étonné que vous soyez encore là alors qu'il a tout fait pour vous être désagréable.
Le spectacle en devient gênant, notre photographe lève les yeux au ciel et soupire beaucoup trop fort pour que ça ne soit pas une menace à mon encontre, dans l'éventualité où je proposerais de rester encore un peu. C'est super, tout le monde fait la gueule, lui, qui refuse de prendre une photo de plus ("il se passe rien sur scène, tu veux que je prenne quoi ?", quelque chose dans le genre), les adolescentes du premier rang, qui s'étaient pourtant tartiné de Curacnil exprès pour l'occase, les musiciens, incapables de faire groover quoi que ce soit, et le Droopy à coupe au bol, à qui personne n'a dû dire que, pour espérer faire carrière tout en demeurant méprisant, il faut au moins avoir le talent du Gallagher introduit plus haut ; deux-trois mélodies accrocheuses et un spot télé ne suffisent pas, Jake Bugg a commencé avec "Two Fingers", finit avec la chanson de la pub et nous, on va picoler pour se remettre de cette déception.
(Oui parce qu'à la base, j'aime bien, moi, Jake Bugg)
Pour ce qui est de l'investissement scénique, le groupe suivant en proposera une version radicalement différente ; cette fois, même s'il s'agit d'une tête d'affiche, on est au milieu de la foule, gigantesque, rassemblée à Zanzibar, histoire de vérifier si on a bon goût quand on est collégien : Sum 41 entre en scène, apparemment sur le même medley douteux qu'à Rock en Seine. Une petite averse d'une dizaine de minutes a bien réveillé son monde quelques instants auparavant ; on est tous mouillés-mouillés (spoiler : le lendemain, j'avais un rhume, plus fragile le gars), mais plutôt que de fuir, le public s'est déchaîné, acclamant les éléments en entonnant une Marseillaise (oui.), et fait un triomphe à Derek et son gang.
Les Américains balancent leurs plus gros tubes, ça cogne dans la fosse. Le chanteur aime le contact avec le public, le sollicite constamment, c'est un peu fatigant. Les titres sont très bien interprétés, mais ne sont pas toujours d'un goût sûr ; les mélodies sont souvent enrobées d'un romantisme larmoyant un peu lourdaud. Les instants les plus dynamiques en revanche sont efficaces, on sent la grosse machine expérimentée dans chacun des mouvements des musiciens, ce qui est un spectacle fascinant en même temps qu'un peu frustrant ; le tout est quelque peu déshumanisé.
Mais allons bon, globalement, le retour à l'adolescence est agréable, si l'on parvient à oublier la vilaine, vilaine reprise de "We Will Rock You", un titre déjà beaucoup trop entendu partout tout le temps, ici arrangé à la truelle façon punkillon sans ingéniosité. On s'extraie doucement de la foule alors que "Into Deep" est entonné là-bas ; les gens ont un sourire béat sur le visage, c'est quand même chouette.
Ceux qui ont déjà entendu parler de Anthonin Ternant se hâtent à présent vers la scène des Illuminations ; il s'agit de ne pas louper le début du concert de Black Bones, son nouveau projet. Le groupe qui l'a révélé, The Bewitched Hands, avait acquis en son temps une certaine réputation, grâce à la rare qualité d'écriture de ses titres pop et psychédéliques, et à la joie étrange qui se dégageait de leurs concerts. On a ensuite retrouvé Anthonin dans un projet éphémère avec l'un des membres du groupe The Shoes, Grunge ; un groupe de grunge, qui se produit de temps en temps, quand ça leur chante. Mais ce soir, l'artiste revient à la pop, enrobée d'une épaisse couche d'électro – il n'y a bien que lui pour me faire apprécier ça. Plus tôt dans l'après-midi, alors que mon photographe et moi buvions du champagne gratuit sur un balcon de l'espace média aux côtés d'un sosie de Hunter Thompson accompagné, comme il se doit, d'un sosie de Johnny Depp, à l'occasion d'un pot organisé par la Sacem – on n'a toujours pas compris comment on s'était retrouvés là -, le chanteur timide, convié lui aussi, s'était montré reconnaissant envers les programmateurs du festival d'avoir placé « un groupe local » à une heure aussi tardive (22h20, quand les autres joueraient plutôt dans l'après-midi) ; dès les premières notes, on sait qu'Anthonin a fait preuve d'un excès de modestie. Ce concert a beau être l'un des premiers de Black Bones, le groupe est bien loin de n'être qu'un « groupe local », tant l'expérience de ses musiciens se ressent instantanément, que ce soit dans l'exécution ou dans l'écriture ; la patte de l'ex Bewitched Hands est bien là, ainsi ce quelque chose en plus que crée la collaboration avec de nouvelles personnalités. Les mélodies sont toujours bien travaillées, mais ce sont désormais les harmonies vocales qui font décoller les spectateurs : une pluralité des voix parfaitement utilisée, tout le monde ou presque chante, et chacune des parties est riche, subtile, appuie là où il faut pour émouvoir son monde.
Si Anthonin était si heureux de pouvoir jouer de nuit, c'est que le groupe développe également une scénographie originale, à base de lumière noire – l'obscurité est donc essentielle. Tout tourne autour d'une sorte d'équipe de base-ball zombie... C'est ici, probablement, que se situe la marge de progression du groupe : le concert est interrompu plusieurs fois pour que les musiciens aient le temps d'enfiler leurs costumes avant les quelques saynètes, où sont chorégraphiés les entraînements de l'équipe de morts-vivants. Le problème, c'est qu'elles sont un peu longues, et que la rupture, malgré sa compensation à grands renforts de vidéos, même si plutôt bien réalisées, a tendance à nous sortir du concert. Le temps de ces sketchs, le contact avec les musiciens, jouant de la musique, nous manque – mais vraiment, c'est physique, on n'attend qu'une chose, c'est qu'ils reprennent leurs instruments, en se disant que cette composition, qui passe en fond sonore, aurait tué s'ils l'avaient interprétée ici. Mais cela reste une frustration positive : si l'on en voudrait plus, c'est bien que le magnétisme du groupe a fonctionné. Il n'y a d'ailleurs qu'à voir autour de nous, le public a superbement répondu, l'ambiance est festive à souhait. De surcroît, Black Bones présente l'avantage de pouvoir réunir les deux types de public qui se croisent chaque jour sur le festival, créant un lien entre programmation pop-rock, et électro.
C'est donc l'instant-charnière, on bascule dans les temps qui ne concernent plus un webzine rock. Une troisième journée mitigée se temine, avec du très bon, et du très mauvais ; mais bon, on est bien, au Cabaret Vert, tellement bien que même les concerts ratés, eh ben on est content de les voir - et puis, si on est grognon, il y a un type qui fait des soupes extra au village associatif, avec des oignons et tout.
Crédits photos : Thomas Sanna