Cabaret Vert – Jour 4/4 : Putain, putain.

28 août 2016 : quatrième et ô, cruel est le temps qui passe, dernier jour, déjà, de cette édition du Cabaret Vert, festival que nous, deux jeunes types du Sud, découvrions tout à fait dans une région que l'on pensait pourtant inhabitée : la Champagne-Ardennes. Demain, c'en sera fini de tout ce joyeux raffut, de l'utopie du camping, de cette fille aux cheveux bleus se brossant les dents avec tant d'élégance, de ces insultes enthousiastes balancées entre voisins ivres à trois heures de l'après-midi avec cet accent si pittoresque... Demain, ce sera le retour, la journée dans le train, et le passage obligé par la capitale grise, Paris. La programmation, cette année comme les précédentes, c'est Christian Allex, et son équipe qui l'ont édifiée, le même homme responsable de celles des Eurockéennes, du This Is Not A Love Song de Nîmes (plus près de chez nous, donc), et du Big Festival de Biarritz, notamment. Et c'est une réussite : les records de fréquentation ont été battus avec trois journées sold out sur quatre ; si ça n'est pas toujours un gage de qualité (on est par exemple beaucoup moins fan de celle des Eurocks, justement bien moins rock ces temps-ci, et qui pourtant fait site-comble chaque année), ici, on dira que ça l'est. Malgré les nombreux noms communs avec Rock En Seine, qui se tient justement dans la grise capitale au même moment, parfois une question de frais de déplacements des artistes, mais signe également d'une coopération saine entre les deux festivals, le Cabaret Vert aura tout de même réussi à décrocher quelques perles, comme King Gizzard and The Lizard Wizard jeudi dernier, unique festival français à réussir ce coup de force. Une dernière fois donc, nous sortons du camping pour nous diriger vers le site, histoire de découvrir ce que Christian Allex voulait qu'on découvre.

16h30 : plus que six heures et demie avant la fermeture du festival, à 23h ; le concert de Songhoy Blues, devrait déjà avoir commencé ; sur scène, on s'affaire, des types courent dans tous les sens, d'autres semblent se chamailler, ça râle un peu dans le public ; un technicien vient percer en urgence la peau de résonance de la grosse caisse pour y introduire un micro. Puis les musiciens entrent sur scène, une demi-heure après l'horaire prévu. Le chanteur prend la parole et, d'un air agacé, nous raconte la mésaventure de son groupe : tous leurs bagages, leur instruments y compris, ont été perdus pendant le voyage ; un classique.

Cabaret Vert, Songhoy Blues, Grand Blanc, Feu Chatterton, Arno, 2016

Il remercie les musiciens qui ont accepté de leur prêter leurs propres instruments (et de laisser leur grosse caisse se faire éventrer en public), l'ambiance se détend ; le concert commence, et l'homme au micro se métamorphose subitement. Dès les premières notes, un sourire monté sur ressort transforme son visage, et les différentes parties de son corps se désarticulent ; il danse sur scène avec une fureur et une joie démonstrative : qu'elle soit artificielle ou non, elle se communique rapidement, et le public se démantibule à son tour. Songhoy Blues propose ce type de « blues du désert » arrivé en France il y a quelques années sous l'impulsion, comme le précise notre correspondant à Rock en Seine qui a également pu assister à un show du groupe malien, des touaregs de Tinariwen – des compatriotes, par ailleurs ; mais le genre laisse quand même une marge de manœuvre assez large, et la musique de Songhoy Blues reste identifiable aisément : plus dynamique, plus dansante que celle de Tinariwen, qui avaient eux choisi un registre plus psychédélisant, si l'on a le droit d'inventer des mots aussi moches.

Cabaret Vert, Songhoy Blues, Grand Blanc, Feu Chatterton, Arno, 2016

Une fois la contrariété du retard passée, les musiciens se  lancent avec grand enthousiasme, et donnent une leçon à tout un tas d'artistes qui font la gueule même quand ils arrivent à l'heure. Quelques prouesses sont réalisées : le batteur, dans un style jazzy-vaudou-furax, attire l'attention sur son groove impeccable, et sur sa chemise à la blancheur éclatante (mais mon dieu, quelle lessive est-ce qu'il utilise ?). Il est tout simplement fascinant et sa partie seule ferait probablement aussi bien danser les badauds. Mais à la guitare, ça envoie aussi : le jeu est d'une grande pureté, le toucher est fin, élégant. Malheureusement, on en perdra une bonne moitié : le retard des uns ne décale pas l'horaire de passage des autres, et on ne ratera pas Grand Blanc, sur la scène des Illuminations, non non, pas question.

C'est déjà la troisième fois que le groupe metzin vient jouer à un festival où j'avais prévu d'aller, après les Eurockéennes, et le This Is Not a Love Song en 2015 ; soit ils sont super fans de moi, soit Christian Allex est super fan de ce quatuor juvénile. Il est intéressant de suivre l'évolution d'un groupe dans le début de sa carrière : en quelques mois, la sorte de naïveté attachante que l'on avait aimé à Nîmes, a évolué en une présence scénique bien plus ferme et animale, tout aussi séduisante. Les musiciens se sont affirmé, ont pris leurs aises sur scène.

Cabaret Vert, Songhoy Blues, Grand Blanc, Feu Chatterton, Arno, 2016

Le registre de leurs compositions semble aussi s'être légèrement déplacé : la sérénité – toute relative – qui se dégageait de leur album Mémoires Vives, publié en février dernier, s'est muée à l'occasion du live en une fureur assez prenante. Une violence froide se dégage donc de quelques uns des titres les plus enlevés, comme s'ils avaient décidé d'assumer les quelques chromosomes punk qui constituent leur patrimoine génétique, sans renier pour autant leur affection pour les synthétiseurs. Grand Blanc a manifestement développé sa personnalité en chemin, ce qui crée par ailleurs un décalage assez intéressant entre ce qui est affirmé au micro, et ce qui est effectivement proposé : on nous annonce un titre pour « les enfants de la techno » ; c'en est, un peu, mais vraiment, pas seulement ; on nous promet une chanson « disco » ; ça n'en est presque pas du tout. Est-ce donc là que l'on retrouvera cette naïveté d'antan, dans ce décalage entre leur perception de leur propre musique, et l'état réel de celle-ci ? Ou bien cette perception biaisée n'est-elle qu'affectée, dans un jeu sournois et parfaitement lucide ? C'est pour répondre à ce genre de questions que nous avons sollicité un entretien avec les musiciens ; quelques premiers éléments de réponse dans une interview à venir.

Cabaret Vert, Songhoy Blues, Grand Blanc, Feu Chatterton, Arno, 2016

Quoi qu'il en soit, on se prend à penser que si on l'arrose bien, Grand Blanc pourrait être l'un de ces groupes qui marquent une époque, voire qui créent une époque, dont on se rappelle avec nostalgie, agaçant notre auditoire en en parlant en boucle partout tout le temps dès qu'auditoire il y a pour que personne n'oublie qu'on était vivant à cette époque, lorsqu'on est vieux et hors du coup – mais si, vous savez, c'est ce que fait tout le temps Patrick Eudeline, là - ; déjà pour le magnétisme que dégage leur prestation : Benoît, énervé pragmatique dont le charisme poétique éclabousse énergiquement les scribouillards hésitants, Camille, belle et hypnotique, se mouvant comme une Salomé post-punk entre les têtes des photographes roulant sur la scène, dont la venimosité n'est jamais plus prégnante que lorsqu'elle chante qu'elle est « l'homme serpent », et derrière, Vincent et Luc, section rythmique humanoïde discrète, mais solide, garants de l'atmosphère claustrophobique édifiée en dur autour de cette scène extérieure...
Mais également pour la représentation générationnelle qu'ils proposent, d'une jeunesse modèle, éveillée, comme elle l'est parfois : une conscience politique épanouie doublée d'un nihilisme mâtiné d'épicurisme ; en somme, la prise en compte de l'état de putréfaction avancée de la société, la revendication d'une lutte pour l'enterrer enfin, sans toutefois se gâcher le plaisir d'un bon kebab à quatre heures du matin.

Cabaret Vert, Songhoy Blues, Grand Blanc, Feu Chatterton, Arno, 2016

18h20 : plus que quatre heures et quarante minutes avant que le festival ne ferme ses portes. On se place au pied de la scène Zanzibar afin d'assister aux premières minutes du concert de Feu! Chatterton – les premières minutes seulement parce qu'on a rendez-vous avec Grand Blanc juste après. Le groupe fait souvent débat dans les cercles d'intellectuels rock de France et de Navarre : on les trouve sympathiques, ou on leur voue une haine sans merci voyant en eux les suppôts d'un démon d'un genre nouveau, en mocassins, Satan bobo. Pour ma part, je ne pense pas que des types portant des chemises aussi colorées puissent avoir mauvais fond ; mauvais goût, en revanche... ou bon sens de l'humour, on vous laisse juges.

Cabaret Vert, Songhoy Blues, Grand Blanc, Feu Chatterton, Arno, 2016

Le second morceau est "Fou à Lier", ce qui tombe plutôt bien étant donné que c'est le seul que je connais. Le chant est habité, on sent un peu qu'ils aimeraient bien que les critiques disent qu'ils sont en quelque sorte les « Jacques Brel rock », mais comme il y a quelques mois à peine, Stromae était déjà pour certains le Jacques Brel pop, on va peut-être laisser la dépouille du grand Belge tranquille, et s'abstenir, elle a assez morflé comme ça. On ne dira pas non plus qu'ils sont les « Charles Aznavour rock », parce que ça ne rime à rien ; peut-être qu'on devrait ne rien dire. On se tire parce qu'on va être en retard à l'espace média.

20h10 : la sécurité nous fichera dehors dans deux heures et cinquante minutes, et Arno monte sur la scène de Zanzibar, quelques instants après ses musiciens, en vedette. On trouvait audacieux de placer ainsi le chanteur belge en tête d'affiche dominicale, qui plus est pour en finir avec la grande scène du Cabaret Vert, tant l'art du bonhomme nous semble subversif – bien plus en tout cas que les comptines bien sages d'Indochine et Louise Attaque, ou que les pitreries des rebelles conformistes de Sum 41 ; on n'avait pas tort, l'affluence est bien moindre que pour les trois leaders des jours précédents. La moyenne d'âge du public a également pris quelques années dans le pif ; il semble que les fans d'Arno soient un poil grisonnants. Comme quelques jeunes sont encore là, l'incompatibilité générationnelle crée cette ambiance embarrassante dans la fosse, cette tension entre gamins irrévérencieux dansant dans tous les sens et vieillards grincheux tenant à leur espace vital, ne supportant pas le moindre contact avec un épiderme autre que celui, fort râpeux, de leur vieille bonne femme parfumé ; ça se surveille du coin de l’œil, et ça se file des coups de coude l'air de rien.

Cabaret Vert, Songhoy Blues, Grand Blanc, Feu Chatterton, Arno, 2016

Là-haut, l'artiste se fout de toutes ces considérations : contrairement à son auditoire, lui, ne vieillit pas. C'est un constat très sérieux : Arno ne sera jamais ringard, dépassé ; son personnage est trop extrême, ses textes trop intemporels pour qu'on puisse un jour les entendre sur Nostalgie. Les musiciens dont il s'est entouré sont des choix judicieux, le son est parfaitement moderne, des basses profondes aux guitares incisives, une énergie parfaitement rock. A la différence de la plupart des vieux artistes expérimentés, le concert ne semble pas non plus figé dans un genre de « carcan de précision », où tout serait ennuyeusement millimétré ; même si les musiciens se cantonnent à un vrai statut de « backing band », et manquent du coup d'un peu de personnalité en comparaison à celle, gargantuesque, de Arno, on laisse la place au foutraque, à la prise de risques, laissant l'inattendu se créer en toute liberté. C'est de toute façon cette personnalité qui veut ça : Arno est imprévisible et semble beaucoup s'en amuser ; comme il est de bonne humeur ce soir, il fait le rigolo, et comme de toute façon, tout le monde est venu pour lui, ça se fend la poire de toutes parts.

Cabaret Vert, Songhoy Blues, Grand Blanc, Feu Chatterton, Arno, 2016

L'humour est une donnée importante de l'art du chanteur belge : d'abord pour ce personnage extrême qu'il s'est bâti afin d'arpenter les plateaux de télévision, dont on ne saurait jamais vraiment dire s'il est ivre ou non, mais aussi pour cette idée de contraste constant, parcourant son œuvre. C'est ainsi qu'il émeut son monde ce soir : comme il semble maîtriser tous les registres, il passe avec une grande facilité de l'un à l'autre ; de la douceur d'une ambiance tamisée à une violente éruption de décibels distordues, et de ce fait, chacune des deux parties trouve une profondeur abyssale. C'est de cette façon que l'on expliquera encore la touchante efficacité de ses titres les plus mélancoliques, par la mise en place dans ses textes ("Les Yeux de Ma Mère", par exemple) d'une poésie du spleen, entrecoupée d'absurdités réalistes hilarantes, ou de réalités absurdes, désarmant un temps l'auditeur pour mieux l'assommer ensuite.

Cabaret Vert, Songhoy Blues, Grand Blanc, Feu Chatterton, Arno, 2016

Le set régulier finit sur les tubes incontournables : "Putain, Putain", et "Les Filles du Bord de Mer", qu'Arno a piqué à Adamo pour en faire un monument. Ce à quoi le public répond par une longue ovation ; on demande un rappel (j'ai entendu quelqu'un dire que c'était le seul rappel de tout le festival ; il faudrait vérifier), l'artiste s'empresse d'accéder à cette requête. On ne sait pas trop si c'est pour nous faire plaisir, ou pour pouvoir s'amuser avec ces grosse cymbales comme un singe dans la tête de Homer Simpson ; quoi qu'il en soit, les deux se produisent.

Cabaret Vert, Songhoy Blues, Grand Blanc, Feu Chatterton, Arno, 2016

Et c'est la fin. Cette édition 2016 du Cabaret Vert est une franche réussite : les records de fréquentation ont été battus sans que la programmation ait à rougir d'avoir tapiné du côté du très grand public de mauvais goût – bon, il y a bien eu Nekfeu, mais passons. Le site, situé au centre de Charleville-Mézières, est atypique, a de la gueule et son organisation est exemplaire : entre la richesse du Village associatif, du Temps des Freaks, de tout ce que le festival propose en plus de la bonne musique, et la proximité surprenante du camping, les festivaliers ont le moyen de passer quatre jours bien pleins, hors du monde tout nul que nous rejoindrons bientôt, où les supermarchés diffusent RFM, où l'on mange mal, où les programmes télé sont chiants, et où tout ce qui est cool est beaucoup trop loin pour y aller en marchant.

Afin de rester sur cette touche positive, on s'exemptera même du concert redondant de Breakbot censé clore le festival une fois pour toutes, sur la scène des Illuminations. Une dernière fois, nous nous dirigeons vers le bar à absinthes de l'espace média, lui faire un au revoir ému qui ne sera, nous l'espérons, que la promesse de retrouvailles enthousiastes lorsque les beaux jours reviendront.

Crédits photos : Thomas Sanna



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