Nous nous rendons ce soir à l’Oméga Live, antichambre intimiste du Zénith de Toulon, où se tient le festival Rade Side of the Moon, événement égayant un peu la misérable vie culturelle du peuple provençal, isolé au beau milieu de ce désert musical qu’est globalement le fief de Christian Estrosi. Ce soir, et tout au long du festival, les étudiants de l’université de Toulon ont eu la possibilité d’obtenir leur ticket pour un euro symbolique, une initiative exemplaire ; ça ne suffira pas pour autant à remplir tout à fait la petite salle : l’affluence est modeste, comme si l’on n’était pas habitué, comme si l’on n’avait jamais été habitué à venir voir des concerts tant les programmations, d’ordinaire, sont pauvres, tant les artistes excitants ont coutume, au moment de booker leurs tournées, de snober soigneusement la triste et froide Côte d’Azur.
MESPARROW
Las ! ce soir pourrait faire exception. Un trio monte sur scène : il s’agit de Mesparrow, un trio tourangeau formé par Marion Gaume. Nous sommes le 15 octobre : son nouvel album, Jungle Contemporaine, est sorti hier ; celui-là même qu’elle vient défendre ce soir.
Purement subjectivement, le registre dans lequel l’artiste évolue, une sorte de chanson française électronique, me laisse un peu froid. En s’armant d’objectivité toutefois, on ne peut contester les nombreuses qualités du groupe. Une voix de caramel au beurre salé (image à la con, mais en fait vachement parlante) soutient des textes en français révélant une aisance verbale évidente, flottant sur quelques vagues synthétiques plutôt agréables.
Un travail intéressant est effectué autour des boucles, instrumentales et surtout vocales, Marion s’accompagnant parfois de sa propre batterie buccale, de ses propres chœurs. Autour d’elle, côté jardin, un guitariste tripote un synthé, côté cour, un bassiste tisse discrètement quelques lignes des plus addictives. Toutes ces couches de son composent ensemble un psychédélisme de synthèse plaisant, qui se fera plus compact pour le final, une masse à son tour passée en boucle, invitant le public à entrer dans la transe. Mesparrow réussit sa sortie.
LAS AVES
Las Aves leur succède. C’est un autre registre, quoique tout aussi électronique qu’exploitent les anciens Dodoz : les tempos sont bien plus enlevés, la présence scénique, autrement moins réservée. On aimerait cracher, détester ce groupe, cette voix insupportablement haut perchée et truffée des effets que l’air du temps nous souffle inlassablement dans le tarin jusqu’à la nausée, ces refrains faciles, ces paroles apparemment passe-partout, mais l’énergie déployée est en fait d’une telle intensité que même quand tu ne peux pas blairer sa musique, tu kiffes ce groupe. Le batteur, en nage dès le second morceau, martèle ses futs comme s’il luttait seul contre l’invasion mondiale des terrifiantes boites à rythmes et de leurs caisses claires en plastique, la chanteuse, fiévreuse (au sens propre, elle est malade, ça arrive), arpente la scène comme une possédée tandis qu’autour d’elle ça saute, ça serre les dents, ça se roule par terre, ça exhibe des jambes de John Dwyer numérique, de Jacques analogique.
La lumière noire pâlit-rosit étrangement le visage du guitariste, vêtu tout de blanc comme ses congénères. Le teint de mourant que lui confèrent les projecteurs fait contraste avec son activité débordante, il est on ne peut plus vivant, et fascine par l’ajout de quelques acrobaties à la qualité technique dont il fait preuve.
GRAND BLANC
Pourtant bien chauffé par l'explosivité visuelle de Las Aves, un petit morceau de public quitte la salle à la fin de leur set ; le soundcheck interminable de Grand Blanc a raison de ces quelques fuyards. Tant pis : ils ne sauront pas... Ils ne sauront pas que de tiédasse au départ, l'ambiance redeviendra brûlante quelques instants plus tard. Ils ne sauront pas que si les efforts studio du groupe n'ont pas toujours convaincu tout le monde, Grand Blanc est indiscutablement à voir en live ; ils ne sauront pas que d'ailleurs, dans cet exercice, ils sont meilleurs, de jour en jour. Ils ne sauront pas qu'au plus fort de la soirée, des types faisaient tourner sur elle-même la femme en fauteuil roulant qui était venu pogoter dans la fosse avec les autres, et qu'elle levait les bras en riant, et que c'est ce moment-là qu'a choisi Vincent pour sauter de scène et venir jouer de la basse au milieu de la plèbe, et marcher sur son jack, et s'en foutre, continuer de jouer débranché en transe au milieu de ses disciples. On en pleurerait d'amour.
Après avoir vu le quatuor évoluer en différents espaces, d'abord dans une très grande salle à Nîmes, puis en extérieur au Cabaret Vert, il semble évident que les petites salles intimes comme cet Oméga Live sont les plus propices à la vaporisation de leur atmosphère sombre et furieuse. Il y a bien sûr la proximité physique, fondamentale, et plus encore lorsque l'attitude du groupe est d'une telle simplicité sur scène. Mais il y a également l'expérience de spectateur, qui est d'autant plus forte lorsque celui-ci s'avère être un pauvre petit provincial en mal de transcendance. Outre leur musique, shot de vodka gelée ébouillantant paradoxalement les tendres œsophages, c'est un vrai « moment » qui est offert ; à leurs pieds, on est autre, on se sent étrangement parisien, habitant d'une capitale fantasmée née des synthés, des caisses claires en plastique, des danses lascives et de la poésie opaque. Les textes et les sons nous portent loin de Toulon-la-militaire, on est dans une ruelle mal éclairée, serrant un cran d'arrêt dans la poche de notre cuir aux côtés de Ricky, Johnny, du petit Bobby, sortant d'un troquet douteux en faisant claquer nos pompes en croco sur le macadam.
Avec brio, Grand Blanc a su transformer la frustration engendrée par les caprices de la sonorisation en rage ; de l'éternelle introduction magistrale, "Degré Zéro", aux morceaux phares de leur répertoire, "Surprise Party", "L'Amour Fou", "Summer Se Meurt", le set est chargé d'une énergie impressionnante et jubilatoire. Les musiciens s'approprient parfaitement la scène, et le charismatique leader à deux têtes, Camille-Benoît, est toujours plus fascinant ; deux personnalités complémentaires et en tension, le charme vénéneux pour l'une, la violence froide pour l'autre, on aimerait désynchroniser nos deux yeux pour pouvoir les observer simultanément sans rien en perdre.
C'est à l'instinct de survie que les derniers survivants de la rixe nocturne exigent un rappel ; Benoît, sens des responsabilités acéré, promet assez tristement qu'ils reviendront à Toulon, comme s'il mesurait la détresse dans les yeux de son public sevré de vibrations, privé des cultures interdites, sans plus de vitalité, sans plus d'âme. Une seconde tentative de rappel échoue. Les lumières se rallument, la salle est désertée instantanément. Quelques perdus regardent autour d'eux, hagards, frappant encore dans leurs mains en murmurant « une autre... une autre... », paralysés ; ils mourront ici. Un type trapu au crâne rasé ne contient plus sa rage : « Y'a plus personne ! Y'a plus personne ! C'est de la merde Toulon ! ». Une tempête de sable s'élève, les murs tombent, le désert reprend ses droits sur l'éphémère oasis urbaine ; sans ruelle pour en propager l'écho, ses cris se perdent désespérément dans la nuit et les dunes.
Crédits photos : Davy Sanna
Retouches et sauvetage de photos ratées : Thomas sanna