"Je ne vois pas le groupe jouer dans le futur sous le nom Jethro Tull !"
A l'occasion de la sortie de The String Quartets, le nouvel album de Jethro Tull, composé de classiques du groupe de rock progressif réarrangés avec un quatuor à cordes, nous nous sommes entretenus avec Ian Anderson, flutiste et membre fondateur du groupe. Ensemble, nous sommes revenus sur la genèse de ce projet alors que Jethro Tull a pourtant été officiellement dissous en 2014. Entretien avec une légende du rock progressif.
Bonjour Ian et merci pour cette interview accordée à La Grosse Radio. Nous sommes ici pour parler de The String Quartets, un album assez particulier puisque tu as choisi d'adapter les classiques de Jethro Tull avec un quatuor à cordes. Comment cette idée t'est-elle venue ?
Je dirais que j'en ai eu l'idée il y a environ un an. Je voulais enregistrer des classiques du répertoire de Jethro Tull avec un quatuor à cordes principalement, puis ajouter ponctuellement quelques-unes de mes interventions. Mais en réalité, cela a pris plusieurs mois pour choisir les morceaux et décider du choix des musiciens du quatuor avec lesquels travailler. Petit à petit, les choses se sont mises en place avec mon claviériste John O'Hara, qui est venu avec tous les arrangements. Nous avons ensuite procédé à l'enregistrement dans la magnifique cathédrale de Worcester et dans l'église St Keneln.
Cette idée vient donc probablement de ma longue histoire avec les quatuors à cordes. La première pièce que j'ai écrite en octobre 1968 était basée sur une grille de blues. C'était un morceau qui s'intitulait "A Christmas Song" et qui comprenait de la mandoline, un quatuor à cordes et ma voix. J'ai pensé que faire cet album était un bon moyen de revenir sur cette relation qui m'a toujours habité. En réalité, j'avais déjà travaillé avec un quatuor au cours des dernières années, sur différentes chansons. Nous l'avions déjà fait en tournée en 1974 et on a travaillé avec le Skampa quartet de Prague en 2007 et 2008. Parfois, nous avons même joué avec un orchestre complet et un choeur. Mais c'est toutefois quelque chose que je n'avais jamais réalisé comme projet à part. Je suis ravi que nous ayons enfin pu y parvenir.
Pour ce projet, tu as eu recours à une campagne de crowdfunding. C'est la première fois que tu procèdes à ce moyen de financement, peux-tu nous en parler ?
Pour chaque album que j'ai réalisé, je l'ai moi-même financé. Aujourd'hui les maisons de disque ne financent que la partie marketing et promotion. Les préventes leur permettent principalement d'être payées en avance et de dégager du budget pour lancer ce travail de promotion. Cette campagne n'a pas permis de financer l'enregistrement, puisque j'ai payé moi-même cette partie là, comme je l'ai toujours fait (parfois j'ai la chance de toucher une avance avant la sortie de l'album, parfois cela prend plusieurs mois, voire plusieurs années avant que je ne rentre dans mes frais). Cette campagne n'est donc pas réellement du crowdfunding mais il s'agit plutôt de préventes, qui servent avant tout à la maison de disque.
Comment le processus d'arrangement et d'écriture diffère-t-il lorsque tu travailles avec un quatuor à cordes d'un côté et un groupe de rock de l'autre ?
Je pense que lorsque tu travailles avec un groupe de rock, tu dois irrémédiablement penser à la place de la batterie, de la basse et des éléments électroniques. Travailler avec un quatuor à cordes, en tout cas dans ce contexte, diffère totalement. Ici, c'est seulement le quatuor qui doit donner le rythme, en apportant toute la dynamique. Tu dois convertir les parties rythmiques de la façon la plus subtile qui soit pour que l'ensemble fonctionne. Et tu ne peux pas faire autant de bruit qu'un instrument électrique. Par conséquent, nous avons été obligé de travailler avec des micros de très haute qualité, pour enregistrer de la meilleure manière les instruments acoustiques. C'est donc une approche très différente entre les deux types d'enregistrements. C'est pourquoi le choix des titres a été important dans un premier temps. J'ai essayé de choisir les morceaux les plus faciles à adapter pour un quatuor. Mais certains étaient particulièrement complexes à retravailler car il s'agissait de morceaux très rock. Un titre comme "Locomotive Breath" possède une très longue introduction au violoncelle et j'ai ajouté le thème à la flute. Certains titres ont été adaptés différemment et j'ai choisi de ne pas jouer l'air de façon immédiate, en laissant d'abord les violons faire la mélodie et en changeant mes parties en insistant surtout sur les harmonies pour appuyer les cordes. Chaque titre a donc été arrangé de façon différente, pour que l'ensemble ne paraisse pas trop évident.
Tu as en partie répondu à ma question, mais comment as-tu sélectionné les titres dans une discographie longue comme celle de Jethro Tull ?
Et bien, c'est un peu comme établir une setlist avec environ 200 chansons. Dans le cas de cet album, j'ai aussi essayé de jouer des morceaux parmi les plus connus de Jethro Tull. Comme une sorte de best of, réarrangé pour un quatuor. J'en ai parlé avec notre claviériste John O'hara qui m'a d'abord suggéré une vingtaine ou une trentaine de titres. Puis nous sommes descendus à douze, en tentant d'obtenir un bon équilibre entre nos différents styles de musique et les sentiments abordés.
Ce nouvel album a été enregistré dans un lieu particulier, à savoir la crypte de la cathédrale de Worcester et l'église St Keneln. Peux-tu nous parler de cette expérience ? Qu'est-ce que ces endroits ont apporté à ton son ?
Avoir cette forme d'environnement spirituel pour enregistrer de la musique acoustique nous a apporté beaucoup de points positifs. Lorsque tu enregistres dans une vieille cathédrale, ton son est tel qu'il sonne en réalité, et tu ne peux rien y changer. Il y a une sorte de réverbération naturelle qui fait résonner une note près de sept fois plus longtemps qu'en studio, ce qui est bien trop long habituellement pour des cordes. J'avais besoin d'un peu moins d'écho, c'est pourquoi j'ai choisi de faire cet enregistrement dans la crypte, sous la cathédrale. Au même moment, nous avons connu quelques problèmes techniques car certains de nos micros d'ambiance ont capté des bruits parasites. Nous n'avons pas eu ces soucis dans l'église St Keneln, puisqu'il s'agit d'une église plus petite avec un son très naturel. C'était bien plus facile pour le quatuor de jouer là-bas. Mais il y a aussi cette forme de magie qui est apparue lorsque nous avons travaillé dans ce lieu, qui est venue du bâtiment en lui-même.
Tu veux parler de l'ambiance en tant que telle ?
Oui, l'ambiance d'un point de vue spirituel. Je ne dis pas ça d'un point de vue religieux, je parle en tant qu'amateur de vieilles bâtisses. J'ai l'habitude de dire que j'ai de bonnes relations avec les esprits (rires).
As-tu songé par la suite à faire une tournée complète dans ce genre d'endroits ?
Nous avons déjà donné quelques concerts dans des églises ou des cathédrales médiévales tout au long de notre carrière. Je fais ça chaque année notamment pour lever des fonds afin de restaurer les lieux historiques. Mais je n'ai jamais songé sérieusement à faire une vraie tournée dans ces endroits. Tout d'abord pour des questions de disponibilité, à la fois des lieux et du groupe : cela impliquerait beaucoup de temps à répéter dans les lieux pour trouver la bonne acoustique avant le concert. Et puis si nous devions tourner, cela voudrait dire retravailler d'autres chansons avec le quatuor car un album n'est pas suffisant pour faire un concert complet.
Il y a quelques semaines, Jethro Tull a sorti une réédition de Stand Up, remixée par Steven Wilson. Qu'as-tu pensé du résultat et qu'est-ce que Steven apporte à vos vieux enregistrements ?
Oui, cela faisait plusieurs mois que Steven travaillait dessus et il s'apprête d'ailleurs à s'attaquer au remix de Heavy Horses (1978). Quand nous aurons terminé les rééditions de nos albums des 70's, je pense que Steven s'arrêtera là. Parce qu'il adore la musique du groupe, et qu'il a grandi avec, c'est un peu spécial pour lui. Il y a une vraie relation personnelle entre lui et notre musique.
Qu'est-ce que cela t'inspire de voir que tu donnes cet héritage à cette jeune génération ?
J'en suis fier, mais il faut se rappeler que Steven est jeune, mais pas tant que ça (rires). Il est plus jeune que moi ! Il appartient à une autre génération puisqu'une vingtaine d'année nous sépare. Je me dis que quelqu'un qui écoute Steven Wilson aujourd'hui s'occupera peut-être de remixer ses albums dans vingt ans !
En 2014, tu as annoncé dans une interview la fin de Jethro Tull en disant que tu préférais jouer sous ton propre nom. Pourtant, cet album est sorti sous le nom de Jethro Tull et non le tien. Pourquoi ?
Parce qu'il s'agit avant tout du répertoire de Jethro Tull. Je me considère un peu comme le gardien du groupe. Je dois choisir mes mots attentivement, mais je ne vois pas le groupe jouer dans le futur sous le nom Jethro Tull. Car il s'agissait d'un groupe au sein duquel ont joué 27 musiciens, sur album ou en tournée ! Il y a donc beaucoup de monde qui a fait partie de Jethro Tull tout au long de ces années. Je crois que j'ai toujours préféré jouer le répertoire de Jethro Tull sous mon propre nom car après toutes ces années, mon nom reste Ian Anderson. Je ne m'appelle pas "Jethro Tull", ce n'est pas le nom du flûtiste du groupe (ce que certaines personnes pensent encore !), ce n'est qu'un nom donné à l'époque par notre agent (en janvier 1968). Mais c'est vrai qu'en cas de tournée, le nom qui serait affiché sur la façade d'une salle de concert serait certainement celui de Jethro Tull avant celui de Ian Anderson. Je joue ma musique et j'essaie d'allier le meilleur des deux mondes.
As-tu songé à demander à Martin Barre de jouer sur cet album avec le String Quartet ?
Non, pas à un seul moment. Nous avions prévu dès le départ de faire cet album avec un quatuor et d'ajouter ma flûte sur quelques passages. Je ne voulais pas avoir d'autres musiciens sur cet enregistrement (même si nous avons un peu de piano à deux endroits) car les morceaux avaient été initialement pensés comme cela et il n'y avait pas besoin d'ajouter d'autres instrument. De plus, Martin fait ce que je lui ai suggéré de faire pendant toutes ces années, à savoir avoir son propre groupe et sa propre carrière en tant que musicien. Il est d'ailleurs très occupé à tourner et jouer et il prend beaucoup de plaisir à le faire. Il peut donc se consacrer à la deuxième moitié de sa carrière et je suis ravi pour lui.
Pour cet album, tu as dit qu'il était parfait pour un mariage tout comme pour un enterrement. Quels titres choisirais-tu pour illustrer ces deux moments ?
Tu sais, j'ai signé 500 copies du vinyle et je ne parviens toujours pas à me rappeler de la tracklist exacte et des titres finaux que nous avons choisis (certains ayant été renommés par rapport aux morceaux originaux NDLR). Je dirais probablement "Sossity Waiting", basé sur "Sossity : You're a Woman" et "Reasons for Waiting", comme titre pour un mariage. Pour un enterrement, je dirais "Locomotive Breath".
Après près de 50 ans passés sur la scène progressive, quel est ton meilleur souvenir et quel est le pire ?
Le meilleur reste peut-être le concert que nous avons donné à l'ancien théâtre d'Ephèse en Turquie, où Saint Paul a prêché dans les années ayant suivi la mort du Christ. Etre sur cette scène était une expérience très profonde, en raison de ces références historiques. Je suis très chanceux d'avoir pu jouer là-bas car peu de gens en ont eu l'occasion. En effet, le théâtre n'a été ouvert pour ce genre d'événements que pendant une courte période car ils ont réalisé que la musique amplifiée causait de nombreux dégâts au lieu. Ils continuent désormais de l'ouvrir de façon occasionnelle pour quelques concerts orchestraux. Et puis pour des raisons de sécurité, ce n'est pas possible d'y amener 25 000 personnes, ce qui est environ la taille du Madison Square Garden. Il n'y avait pas de barrières de sécurité, empêchant les accidents. C'est pourquoi je me sens chanceux de faire partie des heureux élus du monde du rock et de la pop à avoir pu s'y produire.
Concernant les mauvais souvenirs, je me rappelle du concert donné au Shea Stadium à New York, un stade dédié initialement au base-ball. En 1975, je me suis retrouvé dans la fosse pendant le concert et quelqu'un en a profité pour me verser dessus un litre d'urine, directement sur la tête. J'ai donc dû continuer à jouer pendant tout le concert, en étant trempé et en puant l'urine ! C'était une expérience très difficile, qui m'a rendu complètement fou de rage ! (rires).
Avec ce nouvel album, était-ce un moyen pour toi de t'éloigner de la scène progressive ? Et à quel point penses-tu que le prog et le classique sont liés ?
Dans le cas de nombreux groupes, les deux styles sont particulièrement liés. Car dans le classique, il y a plusieurs directions artistiques possibles, tout comme pour les sous-genres du rock progressif. Tu perds ton inspiration si tu souhaites devenir simplement un groupe de prog, basé sur le blues. C'est pourquoi le folk et le classique sont devenus indispensables pour enrichir le genre progressif. Cet enrichissement, c'est ce qui est à la base de nombreux groupes qui ont débuté dans les années 70 et qui continuent à faire de la musique aujourd'hui. Il y a de nombreux éléments indispensables à ajouter, issus de la musique orchestrale.
Désormais, quels sont tes plans pour les prochains mois ?
Etant atteint d'une grosse grippe, j'espère déjà pouvoir être complètement rétabli la semaine prochaine ! (rires). Je suis actuellement en tournée à Budapest, et j'ai déjà eu du mal à faire mon soundcheck. Nous allons tourner pendant quelques jours et puis nous rentrerons à la maison, avant de rejouer à Kiev et à Vilnius. J'espère ensuite pouvoir être en pleine forme car j'ai une session studio réservée pour répéter et enregistrer les six premières chansons d'un projet d'album prévu pour 2018. C'est un projet avec un guitariste allemand. Mais, depuis que j'ai cette belle grippe attrapée au dernier concert de Black Sabbath, et que je commence seulement à m'en remettre, j'ai perdu deux semaines de travail ! Ce qui est assez ennuyeux ! Ma priorité est donc de pouvoir me remettre à travailler sur ce projet.
Merci pour cette interview Ian ! Nous te souhaitons un bon rétablissement.
Merci ! Tu sais, la dernière personne avec qui j'ai été en contact durant les deux dernières semaines, c'était Tony Iommi. Si ça se trouve, c'est lui qui m'a donné ce virus ! (rires). Merci en tout cas et j'espère tous vous voir lorsque nous jouerons près de chez vous !
Merci à Elodie Jouault de HIM Media pour avoir permis cet entretien
Interview réalisée le 10 février 2017 par skype
Crédits photos : DR