"La bande son d'une fête décadente, d'une orgie tard dans la nuit"
The Moonlandingz est, plus ou moins, un malentendu : en 2015, le duo expérimental Eccentronic Research Council a raconté, dans son album Johnny Rocket, Narcissist and Music Machine… I’m Your Biggest Fan, l'histoire d'une femme obsédée par le leader d'un groupe garage traquant son idole, inlassablement, dans Valhalla Dale, quartier imaginaire de Sheffield. Afin d'interpréter le rôle du chanteur narcissique, Lias Saoudi a été appelé, ainsi que son acolyte Saul Adamcewski, invité lui à poser quelques lignes de guitare. Seulement, porté par la hype subversive dont jouissent les deux jeunes hommes avec leur propre groupe Fat White Family, ainsi que par l'évidente qualité du single "Sweet Saturn Mine" et de son clip, le projet va bénéficier d'une exposition énorme ; le public ne comprend rien, ni ce qu'ils veulent bien dire par groupe fictionnel, ni pourquoi Lias est couvert de papier alu, mais décide de s'en foutre, applaudit, charmé. Suivent quelques brèves apparitions live à l'occasion de festivals divers, triomphales – Saul, entre temps, a disparu. Le set est trop court, la nécessité de composer encore s'impose, et suivant cette évolution, d'EPs en dates sold out, nous en arrivons naturellement à l'étape décisive de l'album : Interplanetary Class Classics. Ainsi, c'est en toute logique que nous qualifierons The Moonlandingz de premier groupe à réalité démocratique : l'enthousiasme du peuple aura su bousculer les dimensions fictionnelles et réelles, et exiger d'un groupe imaginaire qu'il cesse de l'être.
Si Interplanetary Class Classics n'est qu'un premier album, le groupe est donc déjà riche d'un passif bien fourni, qu'il soit véritable ou non – à présent, cela n'importe plus. Celui-ci confère à The Moonlandingz une épaisseur très intéressante, mais l'entoure également d'une pression incroyable : il faut à présent être digne des mythes qui l'entourent. A l'écoute de la chose, le premier constat est celui de l'évidente cohérence du groupe : les apports de chacune des deux parties sont clairs, sans que le tout ne sonne artificiel à aucun moment.
Lias Saoudi assume parfaitement son statut de leader : son charisme, évident sur les scènes, déborde dans le studio : par le biais de sa plume d’abord, les textes sont dingues, habiles et insolents (« Matter, matter, matter everywhere - Not one bit of that matter matters to me - Except the matter that matters on the mattress - Where the milk of life runs fresh and clean », "Sweet Saturn Mine", « Every man’s got a glory hole », "Glory Hole"), mais aussi par son autorité, par l’influence directe dont il joue, à la voix, sur les niveaux d’intensité des instrumentaux. Il semble souffrir, crée une tension constante en donnant l’impression de chanter toujours trop grave, ou trop aigu pour sa voix naturelle, tire les morceaux vers le sol, les empêche de décoller jusqu’à ce qu’il décide enfin de libérer toute la puissance de ses petits poumons ("Vessels" en est un bon exemple).
Le rôle de Lias est aussi celui d'un passeur, sortant de force l'auditeur de sa zone de confort pour lui dévoiler le potentiel rock'n'roll de l'électronique : il est l'un de ces artistes rapaces qui viennent vous emprisonner dans leurs serres et, alors que vous déambuliez tranquillement sur un chemin de campagne, vous saisir, vous emmener haut dans le ciel, vous trimballer jusqu'au-dessus de la mer pour vous y lâcher finalement sans scrupule ; on se démène alors, on croit s'y noyer un instant, avant de se rendre compte que l'eau est bonne et que les poissons sont sympas.
Du côté des Eccentronic Research Council, la collaboration aura permis au duo, outre le gain d'exposition, de travailler sur des structures plus standard, de véritables chansons, en opposition au spoken word utilisé sur l'album Johnny Rocket... Leur bagage d'expérimentations sonores avant-gardistes peut ainsi être mis à disposition du grand public, passé à travers le tamis de la pop. Les synthétiseurs d'Adrian Flannagan occupent d'ailleurs une place centrale : omniprésents dans le mix, que l'on doit à Sean Lennon, ils insinuent discrètement quelques phrases mélodiques des plus addictives, avec une grande simplicité.
La rencontre entre ces deux entités crée donc un espace nouveau, où une dimension du fun, importante, peut émerger, une légèreté que l'on ne trouvait pas ainsi développée dans les albums de Fat White. Si l'humour y avait sa place, il ne servait que l'angoisse générale qui s'en dégageait. Ici, la malsanité habituelle des compositions de Lias se trouve maîtrisée par l’apparente bonhommie de ses nouveaux compères, balisée, diffusée méticuleusement. Ni mieux ni moins bien, ce constat confirme simplement que ce projet apporte effectivement quelque chose de différent, de neuf, au regard des deux groupes initiaux – au public comme aux musiciens d'ailleurs, puisqu'il a souvent été question du caractère oppressant et destructeur de l'ambiance régnant chez la Fat White Family, dont Lias a pu s’isoler un temps aux côtés d’Adrian, de Dean Hohner, de Sean Lennon et sa maman, mais aussi de Rebecca Taylor de Slow Club, et de Randy Jones, des Village People.
Cette saine communion débouche donc sur la bande son d'une fête décadente, d'une orgie tard dans la nuit. Quelques tubes pousseraient n'importe quelle nonne à s'en aller danser ivre sur des tombes, "Sweet Saturn Mine", "Neuf du Pape", ou "The Rabies Are Back" (dont Adrian nous confiait, lors de notre interview à paraître, qu'elle s'inspirait d'une campagne du gouvernement visant à dissuader les Anglais de se rendre en France, « il y a la rage partout »), cette dimension atteignant son paroxysme sur la frénétique "IDS", parfaitement claustrophobique, qui collerait potentiellement avec n'importe quel film de Gaspar Noé (maintenant que Fat White Familly est sur la BO de Trainspotting 2, tout est possible). Quelques compositions surprennent toutefois, "Lufthansa Man", son orchestre à cordes, est d'une beauté très douce, et "The Strangle of Anna", composée comme une parodie des « Lou Reed wannabe » et autres imitateurs de Jesus and Mary Chain, pourrait en fait figurer sur un album des Vaselines. Le titre clôturant l’album, "This Cities Undone", est marqué par la participation de Yoko Ono (la Brigitte Fontaine britannico-japonaise) qui, aidée par le traumatisme que représente le fait d'avoir eu à être en vie depuis 84 ans, réalise une performance brillante, tout en hurlements et gémissements.
Ainsi, Interplanetary Class Classics est un album redoutable : intelligent, drôle, assez varié pour ne jamais lasser, assez profond pour en discuter en société, autour d’un verre de vin rouge et d’un morceau de tomme des montagnes, autant qu’assez furieux pour nous maintenir éveillé jusqu’au petit jour, à danser comme des sauvages sous la voute rocheuse d’une cave humide. On ne peut s’empêcher de penser que quelque chose est né : la croisée heureuse de la qualité d’écriture de Lias Saoudi, de la science avant-gardiste des ECR, et la jonction de leur sens commun du transgressif condensés dans quelques formats radiophoniques des plus directement efficaces, la conjoncture est idéale pour se saisir définitivement du statut de pionnier ; si d’aventure, ce punk des clubs faisait des émules, nous, jeunes générations, pourrions enfin vivre quelque chose ; en attendant, The Moonlandingz aura fait son taf.
Sortie le 24 mars chez Transgressive Records
En concert au Point Ephémère le 27 avril et à la Route du Rock le 20 août
Crédits photo : Chris Saunders