Cinq ans après l'inénarrable The secrets of us all, Catherine Graindorge et Hugo Race, dans les interstices que leur laissent leurs nombreux projets, ont cherché au cœur des textures comment habiter l'instant en jouant sur sa fragilité et sa fugacité.
En rattraper la fuite, tenter de la maîtriser au détour d'une mesure, le ralentir par une nappe. Le temps est une distance, ici distordue et parfois suspendue. Si ce nouvel album se présente comme un recueil de chansons, c'est surtout grâce à l'omniprésence de la voix. Mais ce réflexe de classification a ses limites, car Long Distance Operators repousse d'autant plus loin la perception des codes qu'il se présente sous l'apparence d'un format.
Catherine Graindorge fait de son violon un instrument total, usé jusqu'au méconnaissable, à l'instar de son compagnon de disque. Violoniste et guitariste impressionnistes, ils montrent ici la différence entre maîtriser un instrument, et en faire l'instrument de l'Art. Les titres s'esquissent telles des peintures sonores, impressions parfois fugitives (naviguant dans une dualité moderne/traditionnel), parfois estompées comme l'impliquait justement le titre « Immortality » : des contours flous, un flottement pour mettre des notes sur cet insaisissable rêve qui domine des millénaires de civilisation.
La musique est parfois comme un médiateur. Tantôt elle vous place face à vous, tantôt elle marche à vos côtés, tandis que parfois elle vous élève et vous transporte. On peut ressentir tout ça dans les tourments de « By Stealth ».
On pensera de prime abord à Mark Lanegan pour la voix chaude, rauque, comme usée par les leçons de l'existence. Mais la cassure que fait entendre Hugo Race est autre, elle est faîte de cette résignation qui colle si bien à l'impitoyable territoire australien. La filiation à Nick Cave va donc de soi, géographiquement et musicalement puisque Hugo Race était un Bad Seeds. Catherine Graindorge a quant à elle accompagné Detroit, Pascal Humbert, fait partie de Nox et a signé plusieurs b.o. dont Le chant des hommes pour lequel elle a été récompensée. Pourtant, ce n'est et ne doit rester qu'un point de départ. Car Long Distance Operators ne ressemble à rien d'autre qu'à lui-même, un disque qui aura autant de forme que d'auditeurs. Pour paraphraser Godard : écouter un disque c'est le faire.
L'album dégage quelque chose de subaquatique, de matriciel. Les rythmiques parfois lointaines ressemblent à ces battements cardiaques que doivent percevoir les fœtus. Même si nous sommes enveloppés, nous ne sommes pas pour autant protégés. Aucun des doutes ne nous est épargné. Ainsi, on a l'impression que nos questions essentielles ont trouvé leur bande originale, le guide de nos digressions communes. Cette composition avec des cycles qui reviennent comme des obsessions (« On ice ») se construit comme se construit une personnalité, grandissant de ses épreuves, s'élevant pour toucher ses buts, se courbant pour ramasser les dégâts de ses échecs, et planter à nouveau dans un terreau fertile, perpétuation de soi.
Au delà de tout, cet album réussit le pari de ne pas se faire avaler par sa propre ambition et d'intégrer les instruments à un tout qui fait sens. On aurait pu facilement penser à Warren Ellis dans Dirty Three pour citer des contemporains, mais ces derniers ont toujours été rêches, arides, et quand leurs élans sont magnifiques ils restent perçants. La complémentarité d'Hugo Race et de Catherine Graindorge tient aussi sûrement dans cette distance qu'ils ont franchi pour parvenir l'un à l'autre, en terme de géographie, d'histoire de vie, et de sensibilité musicale. Elle tempère son aridité, lui durcit ses douces volutes. A eux deux ils donnent un propos aussi honnête que complexe, en évitant la naïveté aussi bien que les facilités de la mélancolie, offrant un album aussi exigeant que l'est l'existence.
Il ne s'agit pas de parler de perfection bien sûr, mais d'applaudir le résultat quand des artistes développent leur propos jusqu'au bout d'eux-mêmes, devenant ainsi les parfaites expressions de leurs intentions.
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Sorti et disponible chez Sub Rosa
