10 juin 2017 : deuxième journée au This Is Not A Love Song, l'autre festival de Nîmes. On laisse au centre-ville les arènes et leurs antiquités, les vieilles pierres et les Vieilles Canailles, pour s'en aller assister à la montée en puissance d'une génération nouvelle, apte à se déplacer sans déambulateur. Pour eux, nul besoin de briguer un fauteuil de jury dans un quelconque télé-crochet afin de conserver une ultime once d'exposition, puisque le TINALS est là, fenêtre grande ouverte sur la promesse d'un avenir éclatant, plutôt qu'écran bleuté ressassant amèrement les vestiges d'un passé médiocre.
Ces promesses d'avenir trouvent leur incarnation parfaite en deux groupes, extrêmement jeunes, autant qu'immensément talentueux : Archie and the Bunkers, pour l'international, et Johnny Mafia, pour l'appellation made in France d'origine contrôlée. Alors que le gourou en chef de notre rédaction rock, Yann Landry, armé de son oreille de lynx et de sa mine rigolarde, nous avait rejoints à Paloma pour l'occasion, les premiers nous ont offert un set puissant dans la Grande Salle.
ARCHIE AND THE BUNKERS
Le duo de Cleveland, dont nous suivons le parcours depuis le tout premier EP il y a plus d'un an, est à notre connaissance le seul groupe de la programmation à comprendre un membre n'ayant pas encore atteint l'âge légal de boire de la bière. Mais, en dépit de la triste bouteille d'eau traînant à côté de son clavier vintage, Cullen est parfaitement à l'aise sur scène. Il s'agit d'ailleurs de l'une des caractéristiques les plus étonnantes du groupe : leur capacité à animer et occuper l'espace, malgré l'encombrante fixité des seuls instruments présents sur les planches, batterie et clavier. Si leur position très avancée sur scène entraîne quelques désagréments sonores (situés côté batterie, le volume du clavier paraît faiblard), elle permet au moins une communication importante avec le public, passant principalement par un jeu de regards formidablement expressif ; Emett, provocateur, nous agresse de ses coups d'œil hargneux surmontés de sourcils mobiles, épais et agressifs, tandis que son jeune frère dédramatise en faisant des grimaces aux photographes.
Musicalement, le concert ressemble à ce que l'on attendait : un son d'une lourdeur étouffante, des phrases de clavier infernales, répétées inlassablement, soutenues par un batteur à la frappe de truand, pas toujours précise, au tempo fluctuant, mais intense, prenant, parvenant à créer une transe angoissante, doublée d'un show de lumières à faire convulser le moins épileptique d'entre nous. Depuis l'EP Archie and the Bunkers, le groupe semble avoir bien évolué : Cullen ose à présent prendre le micro et offre un contrepoint presque new wave à la voix rauque de son batteur. D'ailleurs, peut-être est-ce l'effet du live, il semble que l'aspect rétro fifties du son, au fond un peu entravant, se soit légèrement amenuisé, au profit d'une énergie punk de cabaret cocaïné tout à fait appréciable.
JOHNNY MAFIA
Malgré l'hégémonie de la nationalité américaine sur la programmation générale, la France n'est pas en reste pour autant, et parvient tout de même à placer quelques pépites des plus prometteuses. Johnny Mafia, quatuor de Sens, cajole notre chauvinisme. Le groupe est programmé deux fois, à deux horaires difficiles : en plein après-midi, sous un soleil de plomb, puis au beau milieu de la nuit, soit lorsque le début de l'apéro est tellement loin qu'on pourrait déjà sentir les premiers effets de la gueule de bois. Mais si, comme pour la plupart des artistes programmés au TINALS, peu de festivaliers connaissaient Johnny Mafia avant leur passage (ce qui ne serait d'ailleurs pas le cas s'ils écoutaient un peu plus La Grosse Radio), ça n'est plus d'actualité à la fin de la journée. Leur prestation, à 17h, est d'une intensité pure, d'une honnêteté revendiquée. Johnny Mafia semble être parfaitement conscient de ce qu'attend le public d'un groupe de jeunes types imberbes, soit du fun, de l'énergie, une candeur touchante à base de « on ne comprend pas comment on s'est retrouvés ici, mais on kiffe », et joue le jeu impeccablement : un investissement total en même temps qu'empreint de simplicité, l'équilibre est trouvé, et les types sont aussitôt attachants.
Les compositions quant à elles, sont parfaitement dans leur temps : un gros garage droit au but, des instrumentaux principalement axés sur le rythme reposant sur une batterie béton, laissant le soin à la guitare de Flavio de dynamiter le tout à coups de sons aériens bizarres, et suffisamment d'espace à la voix pour la laisser installer ses mélodies simplistes et directement accrocheuses. C'est probablement là que se situe le défi principal du groupe, pour la suite : après avoir subtilement capté l'ambiance de son époque dans ses premières compositions, il devra s'en emparer tout à fait, la distordre, la maltraiter pour en faire quelque chose de neuf, et survivre dans ce monde de barbares.
Johnny Mafia revient à minuit, sur la scène du patio. L'ambiance est survoltée, ce nouvel espace aménagé par les organisateurs convient parfaitement au son du groupe, garage à souhait ; nous partons après deux titres, à contrecœur, pour voir HMLTD, dont nous parlerons plus bas. Toutefois Yann Landry, resté dans le coin pour shooter à mort, nous en propose un récapitulatif éloquent : « Une furie sans nom, un pogo entièrement déglingo, du feu dans les slips, un concert insensé ».
EQUIPE DE FOOT
Ils pourraient être leurs grands frères : un peu plus tôt dans la journée, et donc sous un soleil plus agressif encore, Equipe de Foot ouvrait les hostilités sur la scène Bamboo. Le duo bordelais fonctionne, efficacement, dans la pure tradition des duos des caves, tout dans les pèches et mises en place chiadées, les riffs de guitare, lourds, saturés en plomb, collant amoureusement aux estocades brutales portées par l'obligatoire batteur hyperactif.
D'une même voix, les deux membres d'Equipe de Foot beuglent leurs chansons de ruptures douloureuses, avec une auto-dérision bonhomme. Pur produit de l'indé, le duo est sérieux sans se prendre au sérieux, fait dans le frais, sobrement. Le contraste entre les voix haut perchées et les instrumentaux de brute est saisissant. Notre agenda d'interviews, qui comprend d'ailleurs Equipe de Foot, comme Johnny Mafia et Baptizein and Secret Yolk, ne nous permet pas d'assister à la fin du concert, mais nous les retrouverons donc, un peu plus tard, pour ne parler ni de leur nom de groupe, ni de leurs tenues de scène.
BAPTIZEIN AND SECRET YOLK
« Ah ben, on se fait bien moins chier ici », souffle notre photographe en revenant de Echo and the Bunnymen. Toujours en équipe de France espoirs, Baptizein and Secret Yolk électrise la scène Bamboo en début de soirée. Le leader du trio, Baptiste Béthune, entouré de ses musiciens Julien et Leny méticuleusement sélectionnés, comme il nous l'expliquait en sus de notre entretien, incarne la preuve qu'on n'est pas tenus de ne pas avoir terminé sa puberté pour être un groupe émergent prometteur. Programmé au casse-pipe face à la tête d'affiche sur le retour, scène Flamingo, le groupe confirme une tendance qui semble valoir pour tous les festivals du monde : les outsiders niquent tout. Ici le jeu est sec, percutant, un garage post-punk des plus tranchants. Baptizein, frontman charismatique, semble hanté par mille personnages, tous ivres, prenant tour à tour possession de la fonction expression de son visage, polymorphe.
Pourtant l'homme est d'une grande lucidité : toutes les qualités des musiciens autour de lui, qu'il vantait plus tôt, s'avèrent tangibles, et l'on reconnaît volontiers les subtilités du jeu nuancé du batteur, sauvage sur un temps, doux sur l'autre, ou le toucher percussif du bassiste, rentre-dedans, capable en même temps de balancer le gimmick accrocheur à répéter en boucle dans sa tête longtemps après le morceau, longtemps après le concert. Depuis notre retour, le 45-tours tourne en boucle sur la platine : de quoi se rendre compte que l'ambiance proposée en live diffère sensiblement de celle du studio, sans que l'on puisse vraiment dire quelle est la version qui botte le plus de culs.
HMLTD
Dans cette gigantesque célébration de l'avenir glorieux, la contribution britannique est plus qu'honorable : HMLTD est, pour de nombreux festivaliers, journalistes ou même organisateurs épiés par nos soins autour des buvettes, la plus grosse réussite de la programmation de cette édition du TINALS. Le gang londonien est, entre autres choses, exactement ce qu'il fallait à Fat White Family pour bouger le cul de ces fainéants : un concurrent audacieux, déluré, une progéniture bâtarde, inassumable. Si la forme des compositions des uns n'a pas forcément grand chose à voir avec celle des autres, on note tout de même, sur le fond, quelques points communs frappants entre les deux formations : un hypnotisme similaire dégagé sur scène, émanant autant d'une aura collective que d'une tension palpable entre les égos de certains musiciens – un véritable gang de cinéma, en somme. Ou encore, sur les visages, le même air de fin de soirée à onze heures du matin, neurones cramés par les médocs, une même tentation pour la culture électronique des squats de Londres, bien plus exploitée d'ailleurs par nos artistes du soir que chez leurs ainés, et avec brio.
Le This Is Not A Love Song est bien connu pour son ambiance festive, sa joie naïve couronnant de fleurs de gentils garçons, de gentilles filles ; dès son entrée sur scène, HMLTD renverse tout, amène avec lui l'atmosphère glauque des ruelles britanniques les plus mal famées. On n'a pas vu ça avant, on ne le verra plus, il s'agit du seul groupe à dégager une personnalité si puissante que celle du festival, pourtant omniprésente et solidement installée, s'en trouve totalement éclipsée ; le monde a changé. Tout est dingue dans ce concert, de la crise de nerfs du guitariste hurlant, tapant des pieds, mis hors de lui par un larsen dans son retour, au claviériste belliqueux éjectant impulsivement en une fraction de seconde un spectateur monté sur scène, comme un vieux loubard à froufrous qu'y vaut mieux pas chercher ; le type, revanchard, retente sa chance plus tard, et se fait expulser plus violemment encore par le second synthé, de l'autre côté ; les agents de sécurité sont dépassés, doivent lutter parallèlement contre de jeunes filles lascives et défoncées leur faisant du charme pour pouvoir s'écrouler librement sur le bord de la scène.
Et tout autour, dans une indifférence incroyable, le groupe continue de balancer son post-punk glam et poisseux coupé à l'acide, comme insensible à la tension mortelle qui règne sur la scène Mosquito. Assurément, il s'agit là de l'un des sommets de cette édition ; la programmation d'un groupe capable de créer de telles situations, alliée à la structure du festival laissant à de telles situations la possibilité de se créer, voilà la preuve irréfutable de la réussite pleine et totale que représente le This Is Not A Love Song.
PRIMAL SCREAM - THEE OH SEES
Comme il faut bien des papas pour encadrer cette jeunesse insolente, et des têtes d'affiche pour attirer les badauds, les groupes de Bobby Gillepsie et de John Dwyer ont été convoqués. Les premiers nous convainquent assez peu : au milieu de ces jeunes loups empreints de spontanéité, le show calibré de Primal Scream lasse rapidement ; d'autant que les titres du dernier album sont loin d'être enthousiasmants.
Thee Oh Sees en revanche, est bien présent. John Dwyer, même apparemment peu en voix, délivre une énergie incroyable, balance des riffs dingues noyés dans des effets tordus et gobe son micro toutes les deux minutes. Depuis le dernier show de Thee Oh Sees dans le grande salle de Paloma il y a deux ans, l'association des deux batteurs semble avoir gagné en cohésion, l'association de Dan Rincon avec Paul Quattrone, batteur de !!! nouveau venu, est réussie : les frappes sont parfaitement libérées, et pourtant d'une précision, d'une synchronisation irréprochable.
Pas un hasard qu'ils soient placés ainsi en avant sur la scène, bien au centre : il ne s'agit pas que d'un choix esthétique (même si ça l'est, esthétique : il n'y a qu'à voir les photographes rayonnants de bonheur face à une telle opportunité, ou encore, jeter un œil à la vidéo Culturebox, superbement réalisée, l'image est magnifique), le groupe s'y repose incontestablement pour développer ses longues structures répétitives, déclencher ses transes les plus furieuses.
Il semble que l'on atteigne enfin quelque chose de concret avec cette formation, frustrante dans un premier temps quand, malgré l'attraction, en live, de la paire de batteries, la partie studio peinait à convaincre encore ; l'alchimie, ce soir, était si évidente, que les prochains albums ne peuvent plus être mauvais ; c'est ce que laisse penser le dernier single, et le changement de nom (désormais, on dit Oh Sees, juste Oh Sees), comme une conscience de cette avancée.
C'est sur cette conclusion satisfaisante que nous nous extirpons, hagards, du site de Paloma pour courir après les navettes du festival.
Le set complet des photos de la journée sur La Tête de l'Artiste
Crédits photos : Yann Landry – La tête de l'artiste
Thomas Sanna (pour HMLTD et Thee Oh Sees)