Pour clore sa carte blanche au Théâtre National de Sète, Serge Teyssot-Gay invite Rodolphe Burger. Ils ont ensemble créé, autour de poèmes anonymes andalous du XIV siècle, les Coplas, un spectacle nommé Cette guitare a une bouche. Quand deux guitaristes de légende du rock français se retrouvent sur une scène de théâtre, ils ne se laissent pas impressionner par l’écrin de la salle à l’italienne du Théâtre Molière, tout en dorures et dont les balcons sont ornés de cartouches invoquant les grands noms de l’art lyrique comme Mozart, Offenbach, Wagner, Rossini, Gounod, Berlioz et d’autres.
Serge Teyssot-Gay, entre en scène le premier. Solidement installé côté cour, ses pieds-nus enracinés à la scène, il frotte les cordes de sa guitare plus qu’il ne les pince pour en tirer des sons expérimentaux, qui résonnent sourdement. Rapidement, Rodolphe Burger le rejoint pour s’asseoir à l’autre bout de la scène, côté jardin, et sa guitare, à l’opposé de celle de son acolyte, résonne de façon très claire, gorgée de blues.
Les rejoignent également Sarah Murcia, au clavier et à la contrebasse, et Arnaud Dieterlen à la batterie, qui joue un rythme lent et chaloupé, un peu bossa. Confortablement installés dans les fauteuils de l’orchestre, nous nous laissons bercer par cette planante mise en bouche, espérant tout de même que la suite soit plus rocailleuse.
Ce spectacle sera indubitablement rock, largement baigné de blues, zébré par les expérimentations saturées sur la Stratocaster de Serge Teyssot-Gay. Les poèmes sont d’abord sobrement récités en français par Rodolphe Burger, et repris en espagnol par Sarah Murcia, dans des lumières particulièrement étudiées : monobloc rouge sang, ou bleu aquatique rayé par les feux oranges de la rampe en contre plongée qui semblent consumer les musiciens dans des feux infernaux.
Parce que nous sommes assis, et parce que la musique se rapproche de quelque chose qu’on pourrait qualifier de free rock, par analogie au free jazz, nous sommes toute ouïe aux mots des poèmes récités. Rejetez au loin la mièvrerie ! Ces poèmes sont assassins. Rodolphe et Sarah se répondent d’une voix neutre, en français, en espagnol, en anglais sur le thème de l’amour cruel, amer et fou «Je voudrais me baigner dans ton sang, a-t-il osé proférer» « Et elle le croyait, et elle l’a cru». L’oreille se concentre tantôt sur les mots, tantôts sur les acides saturés des guitares.
Mais l’expérimentation ne tue pas la chanson pour autant. Tandis que le spectacle avance, le chant devient moins récité, plus mélodique. La contrebasse et la batterie se font groovy. Le blues rock s’intensifie, Sarah pose sa contrebasse pour se mettre au clavier, c’est sombre, rond et on pense à Melody. S’insinue même une reprise d’une chanson du répertoire de Rodolphe Burger «Lady de Guadalupe», qui comme une prière de vengeance colle parfaitement aux thèmes des Coplas.
Férocement contestataire, Rodolphe Burger se lève, pour lancer une bande enregistrée, une voix qui déclame le poème de l’activiste Zoe Leonard « I Want A Dyke For President » , avant de le chanter pour nous en français, réclamant «un président qui ne soit pas un moindre mal». On jubile ! Le temps et les frontières s’abattent, l’inspiration vient de l’Andalousie médiévale, d’artistes et activistes queer américaines, ou de chants diphoniques de femmes Inuits, tandis que les «guitares croisent le fer et le feu», comme le dit Rodolphe Burger dans la plaquette distribuée à l’entrée de la salle.
Au bout d’une heure vingt qui vont crescendo, le spectacle s’achève pourtant. Comme au théâtre, les musiciens ont droit à une standing ovation. Au rappel, le public délaisse enfin les fauteuils capitonnés pour s’approcher de la scène. Notre couple infernal aux guitares se rapproche aussi au centre de la scène, ils se répondent en boucles de blues hypnotique, distordues, répétées, déconstruites et reconstruites.
Laissons le mot de la fin à Serge Teyssot-Gay, pour qui cette création avec Rodolphe Burger était « [...] une évidence, nous jouerons ensemble un jour. Ensemble vraiment. Pas l’un à côté de l’autre, pas l’invité dans la musique de l’autre […] Nous avions envie de créer, un jour, une musique commune »
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