Metal or not metal ? Le nouvel album de Chelsea Wolfe semble catalyser cette interrogation existentielle comme si les variations d'une artiste n'étaient pas un renouvellement d'expression mais juste une étiquette.
En parcourant les premières réactions vous aurez l'impression de tomber sur un club de vendeurs de la fnac paniqués à l'ordre de devoir classer ce disque au mieux. "Mais j'en fais quoi ? Je le mets où ? Y'a du growl là, y a des guitares, mais elle chante...et si je le mettais un peu partout ?". Et si nous devions choisir, il s'avère qu'on ne ferait pas mieux. On fait un tour et on reprend au départ : metal or not metal ? La réponse est bien évidemment sans importance et nous laisserons cette angoisse face à l'insaisissable aux programmateurs, labels, disquaires qui sauront jongler dans cette époque riche en musiques exploratrices.
Ouvrons la porte de Hiss Spun. On entre dans cet album comme on entre en psychanalyse. Abandonnez vos défenses et venez nu pour tout livrer à cet étrange thérapeute. N'ayez pas peur d'avoir peur même si rien n'est plus effrayant que ce que l'on se cache à soi-même. Dans les résonances de ses titres des échos de vos personnalités et de vos névroses prendront le dessus sur la voix que vous pensiez dominer lorsque vous vous exprimez. Ce disque est une expérience personnelle, une épreuve sensorielle du moi où les paradoxes de la conscience s'imbriquent, la pochette étant le portail de cet univers dans lequel elle vous confrontera à vous-même. Un corps sans forme, une pièce sans réel angle, un être qui semble sortir d'une issue qui n'existe pas, mise en scène comme une illusion fondamentale de l'être.
À ce moment du ressenti on comprend que l'aspect sonique du disque ne relève pas de l'étiquette mais d'une esthétique absolue. On citera volontiers en sororité les fluctuations d'Anna Von Hausswolf au sein d'un morceau comme "Deathbed" ou Black Math Horseman. Les attaques saturées et battues de cymbales pour la tempête finale de "Spun" sonnent comme un tourbillon névrotique. C'est obsessionnel, compulsif. "Vex" est une tourmente doomesque, accompagnée par les growls d'Aaron Turner représentant probablement ce poison qu'il faut sortir en saignant (issu du texte).
Après une décharge violente les neuroleptiques auront fait effet et s’agripperont à vos synapses avec "The culling". Tout commence dans les largesses vaporeuses de la consternation, les mêmes que les paradis mous du prozac vous promettent. Mais la bi-polarité de Chelsea Wolfe lui fait faire des allers retours entre phases maniaques et dépressives, montant, montant dans une transe folle avant de redescendre plus bas qu'au départ, dépassée par son idée obsédante qu'elle finit par murmurer comme une litanie ou plutôt une écholalie, sortilège répété sans cesse par ceux atteints de troubles psychiatriques.
Hiss Spun est le plus violent de Chelsea Wolfe mais elle ne se contente pas d'écrire un nouvel album, elle compose une discographie imbriquée. Après avoir exploré ces lieux où la lumière ne passent plus dans l'intransigeant Abyss, elle lance Hiss spun comme une main tendue à travers des buissons de ronces. Parce qu'il y a une lumière qui le traverse, une force à puiser dans le fond de nous-mêmes qui nécessite une dose de courage et de violence où la résignation n'a plus sa place. Ainsi "Twin Fawn" nous galvanise : "tu ne t'agenouilles pas, tu ne pleures pas, tu briseras la nuque de chaque homme qui essaiera". Emporté dans un torrent de guitares et batterie martelant une circulation sanguine accélérée par la détermination, c'est armé d'une force nouvelle qu'on passe à "Offering".
À ce stade de convergence on saisit quel dessein est nourri. C'est la ressource que l'on possède, cachée dans les buissons de notre inconscient et pour laquelle il faut se battre. Les textes sont d'une lucidité folle, et lorsque vous aurez enfin trouvé cette précieuse énergie vous pourrez, comme sur la pochette, vous auto-régénérer. "montre moi tes entrailles, montre moi ce qu'il y a dessous, montre moi tes contusions, sois ton propre Dieu" ("Two Spirit", traversée de la vallée des fantômes façon D. Winnicott).
Crédit photo: Bill CRISAFI
Il sera difficile de sortir de ce disque indemne puisque il est comme le miroir de tous nos angles morts. Mais que vaut l'espoir qui n'a pas été éprouvé ? Fragilité, blessures infligées par la difficulté d'être au monde, Hiss Spun est un disque de tempête à double visage qui nous laisse avec de nombreuses questions. Chelsea Wolfe y montre un talent poétique fort (et sacrément métrique) et laisse l'interprétation libre comme le font les grands auteurs ou réalisateurs. Ce n'est pas une collection de chansons, c'est une œuvre majeure et totale dont la couverture est l’ambiguïté même : se réfugie t-elle dans son coin face à la violence du monde, ou renaît-elle après avoir ingéré cette tourmente, l'intégrant à ses représentations et joignant sa voix au tumulte? L'absence de nom est-elle une façon de dire que pour se recréer il faut oublier qui l'on était?
Vu l’œuvre qui se construit, il est probable que ce ne soit que son prochain album qui réponde au précédent. Rien n'est plus excitant.
Sorti le 22 septembre chez Sargent House