Il y a à peu près un an et demi, en revenant sur le second album éponyme de Chui Wan paru en 2015, nous signions fièrement le premier article francophone à propos du groupe pékinois. Depuis, les grandes qualités du groupe semblent s'être imposées et avoir enfin trouvé écho : çà et là commencent à poindre des papiers dans la presse indépendante, chroniques, live-report toujours élogieux, notamment après leur passage remarqué au Supersonic à Paris, le 22 septembre dernier. Avec la publication de leur troisième album, The Landscape the Tropics Never Had, Chui Wan devrait pouvoir poursuivre sa conquête de terres internationales.
Dès l'ouverture de "Lunar Sea", long instrumental de près de huit minutes, on sent que le groupe a évolué, parcouru du chemin depuis Chui Wan ; un gain technique, pour commencer, mais aussi et surtout quelque chose comme un supplément d'audace. Les synthétiseurs s'accaparent le rôle principal, l'électronique l'emporte sur l'électrique le temps d'un titre, sans que ne nous soient pour autant imposées les traditionnelles batteries en plastique, que l'on subit souvent lorsqu'un groupe prend une telle direction. Ici le son de la batterie est d'ailleurs particulièrement beau, avec sa caisse claire traînante, frappée en bords de caisse. L'hyperactivité du batteur, son jeu raffiné tout en breaks aériens, prend le dessus en milieu de piste, et fait virer le morceau dans un registre jazz-étrange, sombre, désespéré, acide, où une walking bass s’attelle sobrement à une descente de degrés classique, laissant à un synthé tremblant et une guitare lyrique le soin de remplir les espaces. Bref, il ne s'agit que du premier morceau, et l'on sent déjà que l'on va avoir affaire à un grand album. Et en effet, c'est une claque.
La trajectoire de Chui Wan est intéressante, si l'on part du constat que la plupart des groupes néo-psychédéliques des années 2010 ont bien souvent fini par se livrer en pâture à la pop-music, à ses accents plus mainstream, ses structures plus convenues ; ici, Chui Wan préfère s'enfoncer plus profondément dans un brouillard expérimental. Ainsi, les 6 morceaux de The Landscape the Tropics Never Had sont très longs, et même assez linéaires, dans l'intensité : il ne s'agira pas de grands crescendos, ou autres manipulations mises en place pour entraîner l'auditeur vers un climax convenu ; ici, on joue plutôt sur la répétition, et de cette répétition naît la transe. La plus belle démonstration de maîtrise de ce sujet réside sans doute en "Orphan of Asia" : l'instrumental rebute au départ, implante une ambiance inconfortable où tout est piqué, étrange, étouffé... et puis la boucle inlassable de ces lignes baroques nous emporte finalement – ici ce sont les guitares qui ont le beau rôle, en brisant justement l'aspect saccadé de la rythmique pour inviter au voyage.
Ce processus répétitif fonctionne grâce à l'habilité des musiciens à repousser la facilité et l'évidence, à ne jamais laisser son public sombrer dans la lassitude, le nourrissant de variations subtiles, d'arrêts, de fractures folles, comme sur "One Eye Closed", que l'on connaissait depuis quelques jours puisqu'une vidéo en avait été publiée, où la basse prend les commandes et se la joue chef d'orchestre autoritaire pour imposer, un instant, le silence à ses sujets. Sur tous les morceaux, de toute façon, la basse se révèle fascinante. Une sérénité douce et pudiquement dansante s'en dégage en continu, même quand tout autour, les guitares font leur possible pour tisser quelque atmosphère inquiétante.
L'une des plus grandes qualités du groupe réside en son étonnante inventivité ; le quatuor sent tous les coups avec un instinct remarquable. Ainsi, les idées qui peuvent initialement sembler les plus étranges, voire, les plus stupides, s'imposent bien souvent comme des coups de génie : ainsi du choeur suspicieux en « eh, eh, eh » répétitif sur "Sheep's Shadow", incroyablement émouvant à la longue, d'une beauté profondément humaine, terrestre, contrebalançant magnifiquement la voix féminine, angélique et céleste de Wu Qiong, exceptionnellement en charge du chant principal. Nous avions déjà relevé cette qualité d'utilisation des voix, reposant précisément sur leur rareté, à l'occasion de Chui Wan ; The Landscape the Tropics Never Had le confirme, avec ses mélodies insaisissables, interprétées tout en douceur.
Ainsi, ce troisième album représente une enthousiasmante confirmation de toutes les qualités que l'on trouvait à Chui Wan, tout en les développant encore, les poussant plus loin. L'indiscutable fraîcheur de The Landscape the Tropic Never Had aurait de quoi chasser plus d'un groupe vieillissant et pauvrement planant des scènes des festivals, si par un heureux hasard les programmateurs s'y penchaient, comme ce fut le cas aux Etats-Unis à l'occasion du Austin Psych Fest de 2015, où les Pékinois avaient ouvert pour 13th Floor Elevators.
Le 1er septembre chez Maybe Mars
Crédits photo : Sim Chiyin