Nous attendions avec enthousiasme les résultats de la collaboration entre Kurt et Courtney, en même temps qu'avec une certaine appréhension, puisque nul ne savait véritablement à quoi s'attendre : qui allait porter la culotte, au sein de ce néo-déo, et qui entraînerait l'autre dans son propre univers ? La fraîcheur du style Barnett allait-elle prendre le pas sur les vertus soporifiques des récentes compositions de Vile ? Un début de réponse nous avait été livré avec la publication début septembre d'un premier extrait du nom de "Over Everything", et déjà, nous remplissions en soupirant un gigantesque thermos de café. Bien nous en a pris.
C'est que les morceaux, tout d'abord, sont exagérément longs : nous le relevions déjà pour le premier single, "Over Everything", qui en soi est loin d'être une mauvaise chanson. Elle est tout simplement « jolie » : ainsi du qualificatif qui lui conviendra le mieux, « joli », un terme vaguement mélioratif, tendant tout de même à l'insipide, rendant fidèlement compte du caractère inoffensif de ce titre, et probablement de ceux qui suivent. Car, lorsqu'on arrive péniblement à bout de ces six longues minutes un tantinet répétitives, c'est "Let It Go" qui prend le relais, avec une ambiance globalement similaire mais un tempo ENCORE plus lent ; un discret filet de bave commence à couler lentement à la commissure de nos lèvres.
Il en sera de même pour la quasi-totalité de l’œuvre : même le batteur n'ose pas envoyer un coup de crash, et tout au long de "On Script", on redoute le moment où l'on entendra ses baguettes tomber au sol et son nez s'écraser sur la caisse claire. "Fear is Like a Forest" et "Outta the Woodwork" détonnent légèrement en élevant un peu l'intensité, proposent des atmosphères à peine plus lourdes peut-être, sans se risquer pour autant à pousser le métronome dans ses retranchements. Au moins, l'aspect lancinant à l'extrême est mieux amené, semble plus assumé.
Le plus gros défaut de cet album réside donc en sa linéarité pesante. Il s'inscrit dans une torpeur continue, et ne présente aucun véritable relief ; on se sent comme le citadin en voiture, quand il part à la campagne : aux premiers instants, il se laisse aller à la contemplation de ces vastes paysages verdoyants, pris d'un émerveillement semi-artificiel, mais bien vite, il frétille, se tortille, se met à compter les vaches, pour patienter ; au 248ème bovin, il est recroquevillé en position fœtale et vendrait sa maman pour respirer à nouveau l'odeur fruitée de la bouche d'égout derrière le kebab.
On ne pourra pas vraiment dire qu'indépendamment, tel ou tel morceau est raté ; certains sont même objectivement bons (comme "Continental Breakfast", ou "Peepin' Tom", reprise assez fidèle par Courtney Barnett du "Peeping Tomboy" de Kurt Vile, somme toute assez fidèle à l'original, où la chanteuse réaffirme si nécessaire les grandes qualités de sa voix suave). Simplement, écouter l'album dans sa continuité peut se révéler une expérience harassante. L'harmonisation des deux voix aurait pu être intéressante, mais c'est un petit échec, car l'homogénéité du duo est trop évidente : on nous présente deux voix, d'une profondeur incontestable, chaudes et agréables, évoluant toutes deux dans un registre similaire – on a l'impression d'avoir affaire à la même voix, alternant simplement entre son acception masculine, et féminine. Ainsi on ne tire pas profit de la polyphonie, qui échoue à rafraîchir la composition par excès d'homogénéité, donc, et manque de complémentarité.
Et puis, une telle désinvolture dans le chant ne peut fonctionner que par contraste, lorsque les instrumentaux prennent le parti inverse : c'est ce qui a fait la qualité de l'EP puis de l'album de Courtney Barnett, avec ses guitares naïves, sautillantes et dynamiques, et ce qui fait que 70% des braves ayant tenté d'assister à la totalité d'un concert de Kurt Vile sont tombés dans le coma. Et ici, justement, les instrumentaux ne font pas ce travail. Ils ne surprennent à aucun moment, semblent se contenter d'un passage en revue de tous les codes folk stéréotypés inventés entre le moment où Woody Guthrie gratta sa première guitare, et celui où Johnny Cash brisa sa dernière. Rien de très moderne dans l'approche, donc, si ce n'est le son, propre, bien produit – trop propre et bien produit peut-être, le charme de ce type de musique pouvant souvent émerger des craquements et autres imperfections de la bande.
Ainsi, en dépit de quelques bonnes idées et tout un tas de bonnes intentions, Lotta Sea Lice ne parvient jamais à décoller véritablement. Peut-être le match aurait-il été plus intéressant s'il s'était déroulé dans l'univers sonore de Courtney Barnett, plutôt que dans celui de Kurt Vile, ce qu'on pourra d'ailleurs difficilement lui reprocher puisqu'il était l'initiateur du projet. Il en résulte un album décevant, qui restera sans doute anecdotique, et ne devrait aucunement mettre en péril les carrières respectives des deux artistes, puisqu'il semble, nous l'avons dit, parfaitement inoffensif.
Sortie le 13 octobre chez Marathon Artist / PIAS