Les Nuits de l'Alligator se suivent - à quelques jours près - et ne se ressemblent pas ! C'est tout l'intérêt de ce festival placé sous le sceau du blues, un genre dont il repousse chaque année les limites. Voire les frontières… Aucun blues native pour cette troisième soirée à la Maroq. Kepa, skateur reconverti en "one man band power blues" est bayonnais. Altin Gün, groupe néerlando-turc propose une fusion entre rock psyché et musique traditionnelle. Les fières touaregs, les Filles de Illighadad pourraient elles prétendre une filiation sinon directe, du moins ancestrale. Sans le creuset africain, pas de blues… Une invitation au voyage reçue cinq sur cinq pour les chanceux·ses présent·e·s pour cette dernière nuit parisienne.
Contrairement aux deux soirées précédentes, la Maroq n'a pas attendu le second groupe pour se remplir. Képa n'aura donc nul besoin de rameuter l'arrière-ban de la salle, généralement massé au fond ou sur les coursives qui l'entourent. C'est peut-être pour ça qu'il a l'air si décontract' en rentrant sur scène. Il s'installe entre deux guitares dobro qui ne paraissent attendre que lui… Coupe soignée, moustache au crayon, chemise à pois et nœud pap'. Un costard de scène qui détonne, tout autant que les sifflements d'introduction. La voix débute dans les aigües et descend sans crier gare dans les graves. Une mélodie charnue et bluesy, molestée sans ménagements par le slide âpre de la dobro. Crooner second degré le Képa ?
Ça se confirme dès lors qu'il s'empare d'un de ses harmonicas. Son jeu s'avère quasi épileptique, surpuissant. Entre deux souffles, il ouvre grand la bouche, roule des yeux. Bref, il s'énerve. Et c'est communicatif ! Dès le second titre, Képa a donc le public dans sa poche. Entre un instrumental morriconien inspiré par la camorra - "Don Pietro" - et un blues chaloupé ,"Mommy" ode aux mères "qui ont eu à faire avec les institutions psychiatriques de France", il choisit le plus grave de ses instruments. Pour imiter avec brio le son d'une locomotive lancée à pleins régimes. Il reprend avec avidité sa respiration à la fin ; ça ressemble bel et bien à un lâcher de vapeur d'une Big Boy de l'Union Pacific… Subtile enchaînement avec l'adaptation d’un poème de Bukowski ; “I met a genius on a train…”. Une interprétation qui lui vaut un triomphe de la part du public. Après coup, certains puristes lui reprocheront une certaine facilité à la guitare, mais s’accorderont à trouver la performance Képa particulièrement spectaculaire. A voir donc s'il passe en concert par chez vous !
L’an passé, le bassiste hollandais Jasper Verhulst fondateur de Altin Gün, est tombé raide dingue du psyché turc des seventies, qui mixait musiques traditionnelles au son rock de l’époque. Il embarque dans son délire ses musicos et recrute les turc Erdinc Yildiz Ecevit, joueur de saz (luth oriental) et la chanteuse Merve Dasdemir. C’est à elle que revient le privilège de nous saluer du traditionnel “Bonsoir Paris”. Silhouette sculpturale, crinière rousse, regard de braise, elle capte d’entrée tous les regards. Encore plus lorsqu’elle se débarrasse de son blouson pour laisser apparaître un ravissant top multicolore. Mais ce serait profondément injuste de laisser croire que le public, qui monte aux rideaux dès le premier titre “Tatli dile guler yuze”, n’a d’yeux et d’oreille que pour elle. Elle partage d’ailleurs le lead vocal avec Erdinc Yildiz Ecevit, dont la dextérité aux claviers et au saz en subjuguent plus d’un·e. L’alchimie avec la rythmique groovy des quatre autres musiciens marche du feu de dieu ; la Maroq n’est plus que bassins remuants et déhanchements lascifs. Ça change des habituels dandinements une boots l’une sur l’autre ou des mouvements frénétiques de la tête... La basse de Jasper et la batterie de son compère Nic Mauskovic y sont pour beaucoup, mais la guitare tantôt bluesy, tantôt funky de Ben Rider se révèle magique. La cerise sur le gâteau étant les bongos de Gino Groenveld qui se marient à merveille avec le chant oriental. Altin Gün avait déjà fasciné les dernières Trans de Rennes, pourvu que des prog’ de festivals soient assez pertinents pour les faire revenir bientôt chez nous. Après tout leur album “On” sort en mars chez les Disques Bongo Joe. À bon entendeur…
Les touaregs Fatou Seidi Ghali, Alamnou Akrouni et Mariama Salah viennent elles de Illighadad, un village nigérien situé entre Tahoua et Agadez, au cœur de l’Aïr et de la brousse. Programmées au Printemps de Bourges l'an passé, les Filles de Illighadad ont séduit, puis conquis l'Europe au gré de leurs tournées depuis 2016. Nous sommes un peu intrigués lorsqu’elles s’asseyent au milieu de la scène et entament leurs mélopées. Le port de tête, les couleurs somptueuses des costumes nous fascinent tout autant que leurs chants. Fatou Seidi Ghali se cache derrière ses deux consoeurs, qu’elle semble diriger au chant. Mariama Salah, sourire constant et éclatant aux lèvres, lui répond tandis qu’Alamnou Akrouni donne le rythme au tendé, le tambour traditionnel joué par les femmes touareg. La calebasse renversée, plongée dans une bassine d’eau pulse autant qu’une percu. Un groupe de fans, tout smartphones dehors truste le premier rang, apostrophe les musiciennes qui leur répondent en riant. Lorsque Ahmoudou Madassane, seul homme du groupe pénètre sur scène et s’empare d’une guitare posée en fond de scène, elles se lèvent comme une seule femme. Fatou Seidi Ghali s’empare elle aussi d’une guitare et met le feu à la salle. Les fans ne sont pas les seul·e·s à tanguer aux riffs lancinants des mélodies ; comme pour Altin Gün, tout le monde s’y met. Les motifs joués en boucle - le fameux blues touareg popularisé en europe par Tinawiren - ça nous parle ! Fatou Seidi Ghali et Ahmoudou Madassane vont alterner lead et rythmique et Mariama Salah qui nous incite à battre le rythme en tapant des mains, prendra elle aussi la guitare avec un même aplomb. Lors de la tournée itinérante qui a suivi et qui les a mené dans plusieurs villes, Les Filles de Illighadad ont sans nul doute reçu le même accueil que ce soir à la Maroquinerie et seront certainement de retour bientôt en France.
Un grand merci à Isabelle Béranger des Nuits et à Franck Rapido pour la couverture vidéo !