3 mars 2018 : Deuxième et dernier jour ici, au Transfer Festival. L’atmosphère a radicalement changé aujourd’hui. La Late Night, nous l’avions dit, a été annulée, tout comme le concert d’Ashinoa, et Trisomie 21 est probablement une tête d’affiche moins largement fédératrice que King Gizzard and The Lizard Wizard : le nombre de spectateurs est considérablement réduit, tout le monde tiendra dans le club, on a donc fermé la grande salle (et la buvette extérieure).
Le nombre de concerts a diminué également, suivant à peu près le même coefficient de proportionnalité. Tout cela n’a absolument rien de frustrant, car la petite scène fait parfaitement l’affaire, et exerce même un certain charme, qui sied parfaitement à celui des groupes qui y montent ce soir. Et si l’affiche, vue de loin, semble moins attractive que la veille, ça n’est qu’une illusion ; cela, les spectateurs des premiers rangs le savent déjà, et les autres ne tarderont pas à l’apprendre.
Le Villejuif Underground
Trois quarts français, un quart australien, le groupe qui ouvre la soirée est signé chez le label indépendant le plus connu de France (ou le moins indépendant des labels indépendants, nous suggère-t-on), Born Bad Records. On a lu quelque part que le Villejuif Underground est le premier groupe à avoir obtenu un contrat en démarchant la maison de disques, celle-ci ayant plutôt l’habitude d’aller elle-même à ses poulains, mais impossible de retrouver la source. Tout ce qui est sûr, c’est que la musique du quatuor porte une spontanéité nonchalante instantanément séduisante, et qu’on n’avait carrément pas envie d’arriver en retard.
Tout heureux de chanter dans un micro sans fil, Nathan Roche se balade dans toute la salle, marchant tranquillement entre les spectateurs, gravissant les escaliers, grimpant sur le bar, commandant une bière sans cesser d’appuyer ses mots de mouvements du doigt pointé à mi-hauteur. Plus souvent sous la scène qu’au-dessus, il n’y apparaît qu’épisodiquement, accroupi sur les planches pour ne plus se rappeler de comment fonctionne la boite à rythmes dont il est en charge. Ses trois camarades assurent derrière lui le strict minimum visuel, de sorte à ce que le spectateur ne culpabilise pas de sa participation au "Où est Charlie ? 3D" organisé par le remuant frontman.
Le fait que chaque composition soit basée sur un seul rythme continu plonge le tout dans une certaine intemporalité. Le set lui-même est extrêmement linéaire, et à plus petite échelle, chaque morceau l’est également, puisqu’il repose sur une base immuable ; mais ça n’est pas important - on ne saurait pas vraiment dire, d’ailleurs, si les chansons ont des structures particulières, où s’il ne s’agit que d’une rythmique engageante ponctuée de sons cool et d’une voix marmonnant les textes obscurs écrits sur les feuilles posées près de la boite à rythmes, que Nathan lit de temps en temps, parce qu’on a oublié d’y réfléchir. Le rienàfoutre joyeux sur lequel repose manifestement le groupe est hautement inclusif, et l’on a juste envie d’être stupide pendant qu’eux ont l’air malin, contempler le spectacle en écarquillant nos yeux vides. Il s’agit de l’abrutissement le moins humiliant du monde, la sérénité éternelle des idiots amoureux.
HMLTD
On ne sait jamais par où commencer lorsque l’on doit parler de HMLTD. C’est à dire que le groupe londonien emporte avec lui, à chaque déplacement, un univers massif et complexe qui, lorsqu’il est appréhendé depuis l’extérieur, semble d’une inexpugnable absurdité. Une fois les six personnages montés sur scène, formidablement vêtus selon les codes d’un idéal de beauté mystérieux, et une fois que le spectateur a intérieurement accepté de se soumettre à leur divine autorité, tout fait alors sens, et ce dernier de se rendre compte que ces phénomènes qu’il observait jadis d’un œil méfiant, et qu’il prenait pour paranormaux, sont en réalité les nouvelles lois physiques auquel il sera confronté le temps d’un set ; les lois régissant le monde qui vient de l’admettre en son sein.
Le nouveau-né accepte alors que la fracture, visuelle ou auditive, est la norme, et n’est d’ailleurs plus fracture, mais nouvelle forme d’unité : ici, les moustaches sont bicolores, les vêtements et les êtres ne sont ni féminins ni masculins, les cultures rock et électronique ne s’opposent pas, une douce mélodie peut se changer en un déferlement de violence insoutenable, comme le crescendo à la construction la plus méticuleuse peut à l’occasion déboucher, contre toute attente, sur rien du tout.
Cela implique, pour le spectateur, d’accorder à l’artiste une confiance totale, ainsi qu’une grande attention. De l’attention, il y en a, peut-être même un peu trop : l’accueil du public est un peu timide, sans doute composé, en grande partie, de curieux d’un soir. On reste polis du premier titre, "Gloria", à "Satan, Luella and I", dont l’intensité lyrique commence à réchauffer la fosse ; il faudra attendre "To The Door", tube incontesté et avant-dernier morceau, pour que l’énergie se libère réellement, les fans tombant les masques sans plus se soucier de ne pas froisser leurs vis-à-vis.
Une autre loi immuable de l’univers HMLTD exige qu’aucun concert ne puisse se dérouler sans imprévu. Lorsque nous les avions vus pour la première fois lors du festival TINALS à Nîmes, un larsen persistant avait mis l’un des guitaristes hors de lui (entre autres événements autrement plus épiques) ; ici, un dysfonctionnement des micros n’aura pas réussi à venir à bout de la patience du chanteur, qui jongle admirablement entre son propre micro, ceux que lui tend son brave assistant de scène, et ceux qu’il vient réquisitionner à ses musiciens, tout en restant imperturbablement dans son rôle. Même lorsque le fil s’enroule autour du manche d’une guitare embarquant avec lui instrument et pied de micro, on ne peut en rire : d’une situation ou peu s’en sortiraient sans pouffer ou paraître ridicule, Henry s’en sort indemne, transformant le gag en péripétie dramatique, comme une embûche de plus sur le flanc de la montagne où il pousse sa pierre.
Trisomie 21
La tête d’affiche du soir, Trisomie 21, fait quelque peu grimper la moyenne d’âge, et la densité dans la fosse. Avec les vieux fans rescapés des années 80, on ne plaisante pas sur le placement : comme nous regagnons le club avec quelques minutes de retard, impossible de se frayer un chemin vers la scène pour notre bon photographe, qui subit l’ire des Anciens malgré son joli bracelet presse. Il s’en sort en marchant sur les traces du chanteur de Villejuif Underground, et se perche en haut des escaliers.
Le groupe sur scène quant à lui, ne parvient pas tout à fait à nous passionner. Les titres sont bons, agréables à entendre, et leur hypnotisme mélancolique fonctionne même plutôt bien, en dépit de la légèreté de certains textes. Mais il manque tout de même une présence un peu plus puissante sur scène pour forcer le lien avec le public. Et cet hideux pupitre noir en plein milieu nous paraît proprement gigantesque, tellement sa présence absurde et désagréable attire sans cesse le regard. On sort frustré de ce concert, persuadé qu’il s’en est fallu de peu pour que son magnétisme virtuel fasse effet.
Dolkraut Band
Le trio néerlandais qui clôt le festival évolue dans un registre franchement électro que n’altèrent ni la présence d’une basse, ni celle d’une batterie. Dolkraut Band sait dynamiter l’ambiance par des structures intelligentes, mais l’identification d’une véritable personnalité est délicate. Les basses prennent toute la place, ça charcute ferme, et là encore, c’est à peu près ce que désire le public à ce moment. Le plaisir est immédiat, mais éphémère.
Sur la plupart des morceaux, le son de la batterie est lourdement modifié, passé au tamis des machines, et à ce point déshumanisé que l’on se demande l’intérêt de mobiliser un batteur de chair et d’os pour cela, alors que le pauvre bougre pourrait faire tellement de choses pendant ce temps, aller se chercher une bière, ou quoi que ce soit. En revanche, dès que les tempêtes de synthé se dissipent un peu, et que la batterie peut enfin faire son travail de batterie, soit entre autres diriger les montées et les baisses de régime, en ce cas seulement, l’apport est réel. Le reste ne sert qu’à mettre la tête du spectateur dans le guidon, et on s’y plonge sans déplaisir, avec nos pairs ; simplement, demain, on aura probablement oublié le nom du DJ.
BILAN
Pour un festival si jeune, sa deuxième édition seulement, les organisateurs ont tout de même dû faire avec de sacrés obsacles. Deux groupes annulés au tout dernier moment, et la Late Night reportée à une date ultérieure, très gros morceau de la programmation et, en temps normal, au gros potentiel d’attraction du public, c’est énorme. Pourtant, malgré les coups du sort, le Transfer s’en sort très bien. Dans une grande salle agréable, dans un club à forte personnalité, avec une ligne éditoriale intéressante et résolument moderne (puisque moderne, c’est eighties, mais c’est aussi aujourd’hui, et que aujourd’hui, c’est surtout eighties), bien équilibrée entre têtes d’affiches et jeunes prometteurs (et il faut leur reconnaître un certain talent pour ça : on prend à témoin le groupe Shame, programmé l’an dernier pour la première édition, et qui explose en ce début d’année), on a envie de suivre son évolution de près.
Pour ce qui est du musical, on est étonné d'être déçu de King Gizzard and the Lizard WIzard, mais voilà. BRNS, dans un genre qui ne nous parle que peu, a réussi à nous filer une belle claque. On voudrait suivre le Villejuif Underground un peu partout. Et HMLTD est probablement, dans toute sa profondeur artistique, l'un des groupes les plus complets, les plus excitants, les plus innovants qui soient aujourd'hui.
Crédits photos : Thomas Sanna