Lorsque l'on pense aux vieux briscards du rock progressif, l'idée d'une notoriété en France n'est pas l'évidence même. Et si Yes remplit le Grand Rex régulièrement, qu'une reformation de Genesis avec Peter Gabriel et Steve Hackett ferait salles combles et que Kansas aurait fait de même s'il n'avait pas annulé sa tournée, leurs homologues toujours actifs ne verraient pas les mêmes augures les protéger. En effet, difficile d'imaginer l'écho que pourraient avoir Camel, Van Der Graaf Generator ou encore Soft Machine s'ils décidaient d'amarrer leur tournée par l'Hexagone tant ce dernier les a depuis longtemps oubliés.
Pourtant, quand on voit que Caravan faisait l'affiche du Rock au Chateau l'année dernière, on se dit que les amateurs, s'ils restent discrets, ne sont pas si absents que ça. En témoigne un New Morning plus que blindé pour la venue des Anglais de Wishbone Ash. En guise de mise en bouche, Les Vegas conquiert rapidement son auditoire, malgré un côté plat qui s'installe dès les premiers instants. Sur scène, c'est le statique qui prend place, et si les membres ne semblent pas pour autant bouder leur plaisir, musicalement, c'est l'autoroute. Le rythme ne s'emballe pas, et le niveau technique des musiciens n'est pas toujours au beau fixe. De la part de Les Braunstein, connu pour avoir fondé The Soft White Underbelly - mais si, tu connais, ça s'est ensuite appelé Blue Öyster Cult -, on aurait apprécié des parties de guitares plus maîtrisées. Sans en tenir compte, le public n'a aucun mal à s'amuser. Il faut dire que le New Morning se prête aisément à l'exercice : si les derniers arrivés peineront à distinguer une mèche de la chevelure hirsute du Braunstein, le côté très intimiste fait rapidement effet, nous donnant une proximité qu'il nous tarde de partager avec Wishbone Ash. Rien d'étonnant lorsque l'on sait que la salle est le rendez-vous régulier des amoureux du jazz.
Et un rock aussi instrumental que celui de Wishbone Ash se prête totalement au caractère improvisé des formations habituelles présentes en ces lieux. Andy Powell le voit bien, tout le monde est réceptif aux envolées de sa six cordes, et si sa voix est, forcément, le seul aspect de Wishbone Ash qui a vieilli, il saura jouer de la mélodie qui emporte. Le quatuor est d'ailleurs à la fois plus que carré et très inspiré pour délivrer un répertoire puissant, alliant des refrains pop à la force de mélodies progressives solides. Aidées de deux choristes supplémentaires, les voix se complètent. On ressent alors le grand retour à nos nostalgies passées, ces voix dont l'harmonie nous fait rêver à Crosby, Stills, Nash and Young, à ce doux caractère qui nous transporte vers l'Amérique des Eagles, à ces envolées qui nous rappellent à la fois le rock sudiste (particulièrement lors des questions/réponses entre Andy Powell et Mark Abrahams, son nouveau compagnon de guitare) et les passages instrumentaux de Boston. Comme nombre de ses groupes venant de cette période riche et variée, Wishbone Ash fait cet effet de traversée du temps. Toutes les influences autour des compositions font écho à tout ce qui fait l'essence de cette décennie, sans pour autant en être un vulgaire miroir.
Dès les premières notes de "Warrior", d'ailleurs, on voit l'émoi se prononcer. Les soli mélodiques sont chantés en choeur dans la salle, on se rend compte que la formation compte son lot d'incontournables, mais aussi de fans. Et ce ressenti ne cessera de s'accentuer tout au long de la soirée, le groupe maîtrisant ce crescendo à la perfection, sachant recevoir les ondes que lui envoie son public mais aussi lui rendre, par une musique jouée avec envie et intensité. Joe Crabtree offrira de plus en plus de force à son jeu de batterie, gagnant en groove au fur et à mesure de l'avancée du set. À l'exception de "Way Down South", unique rescapé de Blue Horizon, dernier album en date sorti en 2014, le choix des morceaux sera avant tout centré sur les classiques de la décennie originelle. On entendra les fans de la première heure chanter chacun de ses titres avec émotion, eux qui devaient déjà être là en 1970 quand le premier album leur faisant découvrir un groupe encore présent.
Et que ce soit par les mélodies travaillées et toujours harmonisées par les deux guitaristes, ou les nombreux jams qui montre que les musiciens sont clairement à l'aise sur leurs instriments, ça ne s'arrête jamais de jouer. Peu de temps entre chaque titre pour de brefs discours d'Andy Powell, et ça repart de plus belle. Comme à son habitude, le New Morning nous gratifie d'un son idyllique : tout est limpide, que ce soit les effets de réverbe sur la caisse claire qui ne sont jamais agressifs ou les lignes de basse de Bob Skeat qu'il aurait été dommage de manquer. Wishbone Ash est clairement une machine à voyager dans le temps. Qui nous fait revenir quarante ans en arrière de par ses mélodies qui, quelle que soit l'époque où elles ont été composées, resteront ancrées dans ce son si particulier à travers les décennies.
Blue Horizon nous avait déjà fait cet effet-là à sa sortie - seule sa production permettant de le replacer dans un contexte moderne - et on ressent exactement cela ce soir. Un plaisir que de voir ce groupe dans une salle intimiste qui accentue toujours la qualité de son au lieu d'un volume trop exagéré, et de voir que le groupe en question, aussi discret soit-il, tient encore sacrément la baraque !