Trois ans après son enthousiasmant premier album Sometimes I Sit and I Think and Sometimes I Just Sit, et quelques mois après Lotta Sea Lice, collaboration pantouflarde avec Kurt Vile, Courtney Barnett revient avec un deuxième album en solitaire, le très attendu Tell Me How You Really Feel, publié chez son propre label, Milk! Records, le 18 mai.
L’avantage d’être à la bourre pour parler d’un album, c’est qu’en l’étudiant dix jours après sa sortie, on a une bonne idée de la réception qui lui a été accordée ; dans ce cas précis, point de commune mesure, on le porte aux nues ou on le cloue au pilori. Selon la page web que l’on ouvre, Tell Me How You Really Feel est soit un coup de maître, soit la daube de l’année. Filous que nous sommes, nous décidons de prendre un parti inédit, un poil malhonnête, pas sexy pour un sou, scandaleusement mesuré, anti-commercial au possible et d’une consensualité des plus marginales : le nouveau Courtney Barnett n’est pas spécialement bon, mais pas vraiment mauvais non plus. (Les rédacteurs les plus punks sont à La Grosse Radio)
C’est un point de vue difficile à défendre, puisqu’il ne tolère pas que l’on camoufle la frugalité du contenu de notre analyse derrière quelques effets faciles d’emphase, positive ou négative, noircissant superficiellement notre page blanche angoissante. Et puis c’est assez peu gratifiant : on ne brille pas en société en se montrant raisonnable et nuancé, car on sait que le monde ne se repaît que des enchères qui se jouent entre l’amoureux aveugle et béat et l’iconoclaste ténébreux et sarcastique. C’est pourtant ce qu’il y a de plus juste, les dix morceaux de Tell Me How You Really Feel végètent dans le ventre mou de la composition universelle, l’album atteignant un point de neutralité absolue par la compensation entre la face A du vinyle, plutôt neutre-assez bon et la face B, neutre-pas très bon.
La première moitié remet à peu près à jour les qualités de composition de Courtney Barnett : cette faculté notamment de créer des ambiances accrocheuses dès les premières secondes, comme celle, profondément mélancolique, de "Hopefulessness", ou la cadence plus enjouée de "City Looks Pretty". Les refrains efficaces et légèrement addictifs sont encore de la partie ; celui de "Charity", par exemple, assorti à un couplet néanmoins assez ennuyeux. Le riff introductif nous rappelle d’ailleurs on-ne-sait-plus quel morceau de l’album Indie Cindy des Pixies, ce qui tombe particulièrement bien puisqu’il s’agit d’un cas de figure identique : il manque quelque chose, on ne sait pas quoi, c’est pas méchant, mais on ne se souviendra plus du titre du morceau quand on devra le citer pour chroniquer un album moyen dans quatre ans.
"I’m not your mother, I’m not your bitch", sixième piste, fait office de transition vers la partie la moins réussie de l’album ; elle part d’une bonne intention, durcir un peu le ton pour proposer une nouvelle face de la chanteuse, plus rentre-dedans, plus délibérément abrasive avec cette voix éraillée inédite et digne d’un girl band véner des 70’s. La composition, sans grande inventivité ne suit malheureusement pas, la sauce ne prend pas, et ne prendra plus. "Cripping Self Doubt And a General Lack of Self-Confidence" est faiblard et peu inventif, tout comme "Help Your Self", monotone, que ne sauve pas un solo de guitare foutraque tout de même assez appréciable.
« C’est l’album le plus affirmé du moment, où sont fustigées la misogynie et la capacité des autres à vouloir nous écraser si on brille un peu trop… ». Cette formule insipide lue chez Rolling Stone est parfaitement représentative à la fois de la composition globale (en particulier de la deuxième moitié) et des thématiques abordées dans les textes : consensuelles, abordant des sujets opportunément fédérateurs et largement surexploités, ce qui pourrait encore être excusable si les points de vue utilisés sortaient un peu de l’ordinaire, piquaient, dérangeaient. Les paroles de "Nameless Faceless" s’indignant contre les trolls sur internet ne dérangent que par leur premier degré mollement moralisateur (« Don’t you have anything better to do »). Au fond, on ne peut pas être en désaccord avec toutes ces charges ; simplement, la banalité de la manière inoffensive dont elles sont exposées est embarrassante autant qu’inefficace. On attend d’un artiste qu’il ouvre les horizons, qu’il titille nos consciences, fasse voler les conventions ; ici, on ne prêche que des convertis, on tire la langue aux méchants pendant qu’ils ne regardent pas.
Au final, Tell Me How You Really Feel est une œuvre assez peu inspirée, sans autre point de vue musical que celui d’une continuité un peu paresseuse avec un premier album réussi, et sans autre point de vue littéraire que celui d’une vague écriture intime, à l’indignation sous-développée, et qui semble résulter d’une frustration personnelle et peu inclusive qui nécessitait une évacuation rapide et compulsive (l’interview générique menée par Patrick Sudarski et jointe au pack presse va en ce sens : « je me suis sentie beaucoup mieux après. Il m’a permis d’évacuer beaucoup de colère et de frustration face aÌ€ la violence et l’injustice ambiantes »). Rolling Stone a donc tort, mais au fond, les violents détracteurs de Courtney Barnett également : l’album ne pèche pas par excès de défauts, mais par manque de qualités. Il est artificiel de s’offusquer devant un album que ne propose pas grand-chose, et l’excès d’emphase rend l’argumentation caduque. Au fond, le meilleur moyen d’être juste est sans doute celui-là, écrire un article rarement intéressant, pour une bonne moitié un peu à côté de son sujet, et faire, peut-être, mieux la prochaine fois.
Le 18 mai chez Milk! Records/Marathon Artist/PIAS
En concert le 9 juin au Bataclan (Paris)
Crédits photo : Pooneh Ghana