Lorsqu'en 2012, Ty Segall s'associait à Tim Presley, sous son alias de White Fence, pour enregistrer un album commun, Hair, il n'était, pour nous Français, qu'un vague challenger californien montrant tout au plus quelques uns des symptômes d'une hyperactivité chronique. Six ans après, rien n'est plus pareil : si Tim Presley est resté relativement discret en France malgré une carrière plus qu'honorable comprenant quelques tournées européennes, Ty Segall s'est envolé, a tourné partout, fondé mille groupes parallèles plus ou moins éphémères, effrayé la journaliste de KEXP avec son masque de bébé glauque et plus récemment, balancé un formidable manifeste libertaire avec Freedom's Goblin, album virtuose paru au mois de janvier.
Nous étions donc curieux de voir comment ces deux chemins divergents avaient pu s'arranger pour se croiser de nouveau. Lors de notre découverte des deux premiers extraits de Joy, assez ressemblants à ce qu'avait pu proposer Hair, nous avions tablé sur une parfaite continuité. Premier constat : cet exercice est en fait bien moins pop que le précédent, évolue dans un registre bien plus éclectique. Si l’on laissait la place, précédemment, à de véritables chansons, ici plus de libertés sont prises, entre interludes plus ou moins réglementaires (de "Prettiest Dog", bref instrumental bourrin, à "Rock Flute", abominable flûte cassée perçant gentiment nos tympans) et titres pas chantables du tout (les paroles « Rock is dead » sur "Hey Joel, Where You Going With That?", qui semblent avoir été mises en mélodie spécialement pour que la foule ne puisse pas la reprendre en choeur dans la fosse, l’anti-hymne de stade par excellence). Ainsi on ne se limite plus à une psychédélie garage teintée années 60, la tentation de l’expérimentation faisant frayer l'album avec les rebuts post-punk.
Ty Segall et White Fence installent donc leur création dans un entre-deux ambigu, à la frontière entre le rigolo et le dérangeant : en atteste cette introduction baroque, en harmonies de chants aliens et cavalcades de toms (ce qui s'imposera d'ailleurs comme l'une des caractéristiques de l'album : le batteur semble accro aux tougoudougoudoums). L'interprétation suit donc parfaitement la composition, les voix sont soit hallucinées comme lors d'une imitation maladroite de Robert Smith ("Tommy's Place" par exemple), soit tellement chaudes et sereines qu'elles pourraient sortir n'importe quel noyé de son bad trip au LSD ("Grin Without Smile"), les grilles d'accord partent dans tous les sens (celle du couplet de "Body Behaviour", frénétique et insaisissable, comme s'ils étaient sortis d'un chapeau, au pif, par la main innocente d'un type très pressé), et les ambiances distillent un agréable malaise ("She Is Gold"), se font dissonantes et quelque peu bipolaires (le dansant-weirdo de "Hey Joel, Where You Going With That?").
Les moments-clé de l'album, toutefois, conservent un certain sérieux : les premiers titres sont relativement normés, ("Please Don't Leave This Town", deuxième titre bien efficace, aurait pu figurer sur Hair à peu de choses près), chaque prise de risque est gérée parfaitement, suivie d'une forme plus standard pour rééquilibrer le tout. Ainsi, le punk excessivement foutraque de "Other Way", où la stéréo nous donne l'impression que deux types chantent simultanément, mais chacun de leur côté, une chanson différente – ce qui est assez cool, risqué et réussi – est suivi d'une chanson positive et entraînante pleine de la la las joyeux, avec "Do Your Hair". De même, le dernier titre est intelligent : une balade comprenant juste ce qu'il faut de sabotage pour être adorable (ces sons imitant des impuretés de l'enregistrement, des bandes endommagées, et puis un souffle constant, un fade out impeccablement frustrant, la suite avait l'air super).
C'est que le son est un des gros points forts de Ty Segall, et l'on s'en rend compte à nouveau. Le travail sur les guitares est remarquable (ce que l'on doit aussi au talent de Tim Presley, donc), et la stéréo part dans tous les sens ; "A Nod" notamment, est mixé à la White Album, batterie balancée tout à droite. Mille guitares différentes résonnent partout sur les titres les plus sixties, tout n'est alors pas toujours très clair, mais cela sert l'ambiance générale – pas besoin de la prod de Radiohead pour ce type de compositions.
Ainsi, c'est un album enthousiasmant et malin que nous livrent ici Ty Segall et White Fence. S'il est probablement moins accessible, dans un premier temps, que son prédécesseur Hair, il se révèle progressivement, se fait de plus en plus attachant au fil des écoutes, à la faveur de la créativité débordante que l'on connaissait déjà individuellement pour ces deux artistes.
Le 20 juillet chez Drag City Records / Modulor
Crédits photo : Jessica Niles