Après Do Hollywood, premier album officiel vivement salué par la critique, après What We Know, premier album officieux étrangement renié en dépit de sa qualité (manœuvre de la maison de disques pour mieux vendre un Do Hollywood en debut album, lit-on parfois), les frères D’Addario reviennent avec Go To School, leur deuxième album, donc, selon la police, et leur troisième selon les syndicats.
Ils avaient annoncé il y a quelques mois que leur prochaine œuvre serait « bien plus moderne » ; on se rassure, toujours pas de basses éléphantesques, de boites à rythme niaises ou de synthés faussement futuristes, il ne s’agit que d’une légère avancée à l’intérieur de cet anachronisme global dans lequel les Lemon Twigs veulent évoluer. C’est donc à la mode du concept-album que cèdent Brian et Michael D’Addario, avec un retard à peu près semi-séculaire – ce qui n’est aucunement préjudiciable : faire du rock, c’est être un loser, et être né 50 ans trop tard, c’est un argument massue.
Toutefois, le cas de Go To School est assez épineux, puisqu’il va renvoyer non pas à la faiblesse de son créateur, mais bien à celle de son récepteur. Il a les airs d’une réussite totale : à l’écoute, on a le sentiment que les Lemon Twigs sont parvenus à faire exactement ce qu’ils souhaitaient faire, et que l’idée de départ était excellente. Mais on a également l’impression de ne pas avoir les épaules pour encaisser ça. En fait cet album se comporte un peu comme cette tatie qui veut faire danser son petit neveu de 11 ans à 2 heures du matin alors que le dit-neveu vient de se prendre la première cuite de sa vie en faisant tous les fonds de verre de la salle des fêtes : un enthousiasme sincère et énergique, mais par malchance, inopportun.
Cela tient surtout aux choix de composition : Go To School est extrêmement bien écrit, mais sans doute, justement, trop écrit. Les Lemon Twigs continuent de développer une esthétique marginale, en mélodies subtiles et structures alambiquées loin des conventions pop ; mais ils poussent l'exercice tellement loin que les titres perdent, selon nous, en spontanéité d'une part, et en lisibilité d'autre part. Les mélodies, aussi intéressantes soient-elles, ne parviennent pas à accrocher l'oreille engourdie du spectateur moderne, trop fournies – c'est à peine s'il faut pas, parfois, douze notes et quatre changements de mode pour accoucher d'un seul mot – et trop éphémères, ne se fixant jamais tout à fait, lorsqu'il faudrait nous les ressasser une bonne dizaine de fois d'affilée pour comprendre l'idée.
Le format de comédie musicale – dont le terme n'est d'ailleurs pas usurpé le moins du monde – fatigue également les esprits volatiles, à la longue. Il est difficile de se soumettre à cet enthousiasme débordant, à tous ces changements de voix venant des quatre coins de la stéréo ("Rock Dreams"), sans que Travolta et ses copines ne viennent danser sous la pluie pour maintenir notre attention. Et c'est pourtant ce choix initial de soutenir l'aspect narratif de l'album qui accouche de l'une des qualités les plus remarquables de Go To School : l'investissement dans l'interprétation vocale, rare et précieuse. La prise de risques est là, et paye ; on perçoit, dans les questions-réponse de "Rock Dreams", quelques toussotements étrangement agréables, on a conservé quelques étranglements de voix dans "Queen Of My School", manque de souffle dû à une ligne de chant frénétique manifestement enregistrée en une prise unique, le plus purement possible, faisant ainsi vivre le morceau avec une humanité touchante et enthousiasmante.
L'action des arrangements extrêmement riches est d'une même ambivalence : ils sont d'une qualité indéniable, toujours bien sentis, que ce soit dans la frénésie (le banjo sautillant, s'enroulant autour des lignes manouches de la guitare, sur "Small Victories", y répondant ou s'y joignant selon l'humeur) ou dans la douceur (le theremin de la magnifique "Good Enough"). Mais ils sont également tellement copieux qu'ils finissent par asphyxier l'auditeur asmathique, non pas individuellement, sur tel ou tel titre particulier, mais de manière générale, à la longue, sur l'ensemble de l’œuvre. En semblant constamment au maximum de leur application, les Lemon Twigs créent une nouvelle routine, une routine d'une qualité rare, complexe, dynamique et soignée, mais une routine tout de même.
On pourrait ainsi croire que ces inconvénients découlent d'un excès de confiance, de présomption ; le fait est que non, puisque tout dans cet album semble incontestablement réussi ; les changements de tempo au sein d'un même morceau, auxquels les frères D'Addario tiennent beaucoup, paraissent si naturels que l'on ne se rend compte de leur présence qu'après plusieurs écoutes. De même, les paroles, quoique sérieuses, savent dégonfler lorsqu'il le faut, le pompeux apparent du projet (« The student becomes the teacher, the teacher becomes the principal, the principal dies and everbybody cries »).
Les défauts de Go To School sont donc peu visibles, et leur mise en évidence est d'une injuste cruauté : il est assez frustrant de reprocher à un groupe d'en faire trop lorsqu'on déplore partout l'incroyable pauvreté de ce que l’on entend dès qu’on est confronté, contre notre gré, à une radio FM (genre quand on va acheter des pâtes au Netto), mais c’est bien ici la faiblesse de l’album : la nôtre. Une meilleure canalisation de l'énergie, de l'enthousiasme et de l'inspiration éclatante des frères D'Addario, aurait sans doute pu leur permettre de réaliser un chef d’œuvre plus adapté aux cerveaux fondus des auditeurs du XXIème. Par notre incapacité de concentration, ils ne réalisent qu'un pauvre « très bon album ». Repentons-nous.
Sortie le 24 août chez 4AD
Crédits photo : Olivia Bee