La sortie d'un album de Ty Segall est un non-événement, une gigantesque banalité. Plus personne ne s'en soucie vraiment : plus personne ne lit les pauvres articles des pauvres rédacteurs qui ont usé leur dictionnaire de synonymes jusqu'au trognon pour parler de sa prolificité, aussi extraordinaire que blasante, si bien qu'il ne nous reste plus à présent, sur notre liste, que le terme "hyperfertilité" qu'on hésite un peu à utiliser - ce qui nous condamne au final à écrire le même article qu'il y a deux mois, deux ans, deux siècles, à base de "fulgurances rock", de "après l'excellent [titre d'un album], voici [autre titre]" et de "rien ne pourra l'arrêter" (exemples véritables relevés chez nos confrères désemparés).
Et en même temps, on se demande un peu pourquoi on ferait un effort, alors que même le staff communication semble avoir abandonné depuis un moment : le type qui tient sa page Facebook et qui passe pour être Ty Segall en personne n'a annoncé ni la sortie de Orange Rainbow, album en édition strictement limitée à 55 K7 (oui), ni celle de Fudge Sandwich, album de cover paru le 26 octobre. Le label nous envoie un album la veille pour le lendemain. On met trois jours à se décider à écrire cet article. Ça pue la reddition. On aurait pu marquer un peu le coup, parce que ces albums sont, mine de rien, les quatre et cinquième albums parus en 2018 (parce que Freedom's Goblin, Joy avec White Fence, et un deuxième Goggs apparemment - première nouvelle d'ailleurs) ; quand on voit le tintouin que les King Gizzard and the Lizard Wizard avaient fait l'an dernier en en sortant cinq également - eux avaient joué avec la dead line, publiant Gumboot Soup le 31 décembre, essouflés, échevelés, en sueur, squelettiques, 12 kilos de cocaïne dans chaque narine, mais avec au moins un certain sens du spectacle. Et là, non, Ty Segall passe nonchalamment la ligne d'arrivée, en marchant, les mains dans les poches, et personne n'a remarqué qu'il venait de battre le record du 100 mètres.
D'un autre côté, se soustraire ainsi aux insupportables impératifs communicationnels peut ressembler à un acte d'une certaine bravoure ; plus d'annonce, plus de clips (le dernier, déjà une rareté en son temps, date de janvier 2017 avec celui de "Break a Guitar", sur l'album Ty Segall qui nous semble super vieux maintenant), plus de pub, le musicien peut se concentrer sur la création musicale, puisqu'il garde un public acquis à sa cause, et que même si celui-ci venait à se réduire de moitié, les tournées afficheraient tout de même complet, tant qu'elles ne s'essaient pas à passer par le Stade de France, ce qui semble de toute façon ne pas être le projet. Ty Segall s'attèle peut-être tout simplement à un genre d'acte de résistance : ne pas devenir Muse. Ce serait, on en convient, fort respectable. Mais quoi qu'il en soit, il ne peut s'agir que d'une prouesse invisible, un exploit mou : franchement positif, mais incapable par essence de suciter l'enthousiasme des foules, parce que la respectabilité, la sobriété, peu importe leur prix, ne déclenchent jamais les vivats.
Ainsi, par paresse, ou par héroïsme discret, Ty Segall se place de lui-même dans une phase de déclin : alors même que des armes identiques sont utilisées (tout plein d'excellents albums fabriqués à la chaîne), la conquête des publics est terminée, faisant place à un faux anonymat qui lui permet finalement d'accéder, en le soulageant progressivement du poids des regards, à une liberté artistique nouvelle ; une idée qui avait été introduite avec, semble-t-il, une certaine sincérité au début de l'année, par l'intermédiaire de Freedom's Goblin, qui ressemblait, lorsqu'il en parlait, à une véritable thérapie, une dépressurisation nécessaire au bon soin de sa santé mentale. Cette démarche trouve donc sa résolution en Orange Rainbow, psychédélisme tordu, torturé, anti-commercial au possible, et en Fudge Sandwich, compilation de reprises présentées comme des adaptations libres de titres dont la juxtaposition est très inhabituelle (Rudimentary Peni à côté de Grateful Dead !). Ty Segall, au final, passe en fait une année 2018 fort cohérente.
Crédits photo : Yann Landry