Existant depuis à peine deux ans, le groupe irlandais Fontaines DC prétend à une trajectoire de type Shame : une ascension rapide au moyen d’un EP ou de quelques singles et d’une accumulation de concerts de plus en plus glorieux. Là où les Londoniens avaient pris leur temps pour enregistrer un premier album (avec l’excellent Songs Of Praise en 2018, le choix s’est avéré payant puisqu’ils sont toujours en train de grimper à cette heure), Fontaines DC choisit de battre le fer tant qu’il est chaud et de publier vite, tant que les projecteurs sont braqués sur eux, et avant l’été de préférence de sorte à mêler leur com à celle des nombreux festivals dans lesquels ils ont pu se placer, mais également pour attiser l’appétit du public qui attend un peu partout en Europe ; de quoi préparer un triomphe estival.
L’urgence, la nécessité d’une réaction rapide est donc sans doute responsable du fait que, sur les onze titres de l’album, cinq sont déjà connus de ceux qui suivaient le groupe depuis leurs débuts – ce qui peut avoir tendance à doucher un peu l’enthousiasme : les singles "Too Real", "Chequeless Reckless" et "Boys In The Better Land", parus en 2018, figurent entre autres sur le Bandcamp du groupe, "Hurricane Laughter" et "Liberty Belle", de 2017, ne se trouvent que sur YouTube. Ce sont ces autoproductions (six au total, seule la face B de "Too Real", "The Cuckoo Is A-Callin" n’a pas été recyclée), enregistrées au studio Darklands de Dublin, qui ont placé Fontaines DC sous le nez du public et du label Partisan Records ; la qualité de leur composition pourrait justifier un réenregistrement, mais dans une telle proportion, pratiquement la moitié de l'album, cela semble exagéré. D’autant que pour beaucoup, la nouvelle version ne surpasse pas l’ancienne : ça n’y manque pas, sous le clip de "Boys In The Better Land" notamment, les fans millénaires clament leur préférence pour la version Darklands.
Le mix, effectivement, est sensiblement différent. Les titres ont en quelque sorte été travaillés de sorte à être mieux adaptés aux standards de l’époque, fan des années 80. Ainsi les guitares tombent-elles de leur piédestal, leur impact étant minimisé au profit d’une voix bien plus présente, d’une basse gagnant en importance, comme sur "Hurricane Laughter" où celle-ci se retrouve en avant, bourdonnante et monocorde. On sent un décalage, comme si la nature du son ne correspondait pas à celle de la composition originelle ; le même décalage qui existe entre le discours du groupe, qui se présente en interview comme un groupe de rock à guitares, et ce que l’on ressent à l’écoute, un vague penchant sonore pour une période où les guitares n’étaient précisément plus – ou pas encore, cycle oblige – la préoccupation première des musiciens.
Paradoxalement, ce constat n’aboutit pas à une conclusion négative : toute proportion gardée, c’est plus ou moins l’histoire de l’Unknown Pleasures de Joy Division ; les gars pensaient qu’ils allaient enregistrer un album de punk et se retrouvent têtes de gondole du post-punk new wave tout ça tout ça. Ici avec Fontaines DC, il en résulte un entre-deux intrigant, une texture aussi étrange que fascinante. Les qualités du groupe sont évidentes. Répétitif, vocalement d’une pauvreté volontaire dans la mélodie, "Hurricane Laughter" est un tube incontestable sans qu’on ne puisse expliquer pourquoi, qu’une production parfaitement contemporaine sublime comme il se doit. On a le sentiment que chacun des titres pourrait s’adapter à une production radicalement différente, et qu’en adaptant les choix de son, tel morceau pourrait figurer sur le premier album des Strokes, tel autre pourrait carrément faire figure d’hymne punk mélo à l’américaine.
C’est probablement le signe d’une bonne qualité de composition. Les mélodies vocales sont efficaces, parfois même d’une naïveté surprenante et par là, touchante, ne tombant pas dans le piège du tout-parlé/scandé dans lequel d’autres se fourvoient, l’équilibre est bon. Des constructions instrumentales intelligentes soutiennent le tout, "Too Real" est en cela un excellent exemple de l’expressivité des structures : le même refrain présente trois visages différents en fonction de ce qui l’entoure et de ce qui l’habille. A la suite d’un premier couplet noise et délétère, sa simplicité mélodique et instrumentale (chant-basse-grosse caisse) est salvatrice ; après le retour des guitares rythmiques en clean, son dépouillement entrecoupé de spasmes de guitares abrasives est effroyable. Puis un troisième couplet sombre de nouveau dans les turpitudes noisy, entraînant la plongée du refrain dans les plus virulentes distorsions et laisse exploser la violence contenue jusque là, pendant que la voix continue de prononcer les mêmes mots en boucle, « Is it too real for ya? », avec un accent des ruelles irlandaises à l’agressivité séduisante.
La répétition est par ailleurs l’un des grands principes textuels de Fontaines DC. Dans la thématique d’abord : du premier mot de l’album (sur "Big" : « Dublin in the rain is mine ») au titre du morceau de clôture, "Dublin City Sky", la ville où le groupe est basé est au centre des problématiques, semble repoussante, berceau d’enfances merdiques, autant que captivante, selon les désirs d’ailleurs en demi-teinte de "Boys In The Better Land". La répétition est également caractéristique dans les structures des textes, que ce soit à petite échelle, comme nous l’avons dit à propos de "Too Real", ou à grande échelle, avec "The Lotts" par exemple, présentant carrément la répétition de chacune des strophes, ce qui, selon les points de vue, révèle soit la personnalité d’un auteur assez peu bavard et dont les idées sont de l’ordre de l’obsession, soit un certain laxisme toléré pour que les titres correspondent au format radio et soient dans la boite suffisamment tôt pour finir dans les bacs avant l’été.
On en revient donc à cette suspicion initiale. Dogrel est la preuve qu’une production raisonnablement opportuniste et une entreprise de communication bien ficelée peuvent tout de même aboutir à un album plus des plus honorables. Mais pression de l’industrie ou excès d’enthousiasme, il nous semble incomplet. Si l’on reprend l’analogie avec Shame, on se rend compte qu’en patientant sagement, les Anglais ont assuré un premier album total, pleinement investi, capable de faire date. Evoluant initialement dans le giron des pionniers Fat White Family qui ont, selon nous, ouvert la brèche par laquelle se faufile une grande partie de la scène actuelle, ils se sont ainsi assurés un crédit durable et un parcours qui leur sera propre, véritablement indépendant. Là où Songs Of Praise était l’établissement autoritaire d’un groupe qui allait compter, Dogrel n’est que la confirmation d’un potentiel, une nouvelle promesse, une surenchère à crédit, non pas une preuve de valeur durable et incontestable. La pression autour de l’éventuel deuxième album s’accentue alors à peine le premier terminé, et reporte la définition de Fontaines DC en tant qu’artistes dignes de confiance, ou simple groupe de tendances.
En concert :
22 avril Paris / Point Ephémère (complet)
1er juin Nîmes / This Is Not A Love Song Festival
7 juin Saint Brieuc / Art Rock Festival
4 juillet aux Eurockéennes de Belfort
20 juillet Carhaix / Les Vieilles Charrues
15 août Saint-Malo / La Route Du Rock
Sortie le 12 avril chez Partisan Records
Crédits photo : Deborah Sheedy