On ne peut pas enlever à Amanda Palmer qu’elle se réinvente à chacune de ses nouvelles phases. Son trajet depuis le break de The Dresden Dolls est un refus catégorique de s’engluer dans une démarche, même si les fans y retrouveront toujours sa patte cabaret-punk : deux albums solo flamboyants à tubes, un demi-album live, un EP de reprises de Radiohead au ukulele, un autre disque de standards folk avec son père… Sans parler de son livre The Art Of Asking et de sa capacité à braver les shitstorms et les controverses, dues selon elle la plupart du temps à une misogynie aux abois et à un manque du sens de l’ironie dans la société. On aura du mal à la contredire. Sa créativité et sa vitalité sont époustouflantes ; elle l’a encore prouvé ce soir du 28 septembre 2019 au Bataclan.
La pianiste bostonienne est là cette fois pour promouvoir There Will Be No Intermission, troisième disque studio qu’elle défend sans groupe ni fioritures scéniques, uniquement armée de sa présence et de sa virtuosité technique. Le cadre du Bataclan est idéal : les rideaux de théâtre et le parterre garni de fans religieusement assis n’auraient pu mieux convenir pour cette rencontre de plus de trois heures. À 19h les lumières s’éteignent tandis qu' ‘’Amanda Fucking Palmer’’ entonne « In My Mind » en parcourant les travées, grattant son ukulele avec une fébrilité qui ne la quittera pas. Il faut dire qu’année après année, la dame s’est perfectionnée dans l’art de livrer ses angoisses, ses drames et sa vérité sans détours. L’un de ses principaux conseils de la soirée à son public sera d’ailleurs d’ « aller dans les ténèbres, et d’y mettre de la lumière ».
Une règle qu’elle applique méticuleusement et de façon inattendue. Le concert ne sera pas un récital piano-voix qui couvre sa carrière mais une quasi-conférence pendant laquelle Palmer, micro à la main et debout face au public, raconte son histoire, ses déchirures, sa maternité sans jamais perdre son humour en cours de route. Les chansons ne seront que de courtes pauses dans ce qui fera peut-être penser certains à un TED sous acide.
Ce que la chanteuse a à dire est parfois tragique et toujours sincère. Elle se pousse dans les retranchements de ses émotions et interprète des morceaux d’une rugueuse simplicité en hommage à des événements intimes (« Machete ») ou aux tueries de masse (« Strength Through Music »), assise sur le bord de scène ou en martelant les noires et les blanches avec la violence convaincue qu’on lui connait. Elle aborde longuement l’avortement, dont elle aurait aimé ne pas être une messagère mais qui n’a pas cessé de marquer sa vie, et tourne en dérision sa parentalité bordélique (« A Mother’s Confession ») pour faire chanter en boucle au public un « at least the baby didn’t die » des plus déroutants.
Malgré le titre de son dernier disque, il y aura bien un entracte durant laquelle Amanda troque sa tenue Allemagne-années folles pour une robe plus goth. Elle revient le verre de vin à la main pour célébrer la fin de cette tournée particulière, dont l’idée lui est venue des shows de « Hannah Gadsby, Nick Cave et Bruce Springsteen ». Elle arrive bien à maintenir sa formule durant une deuxième partie du même tonneau qui commence par une reprise des Dresden Dolls (« Coin-Operated Boy ») en guise de cadeau à une audience qui n’a pas encore entièrement quitté le bar.
« Drowning In The Sound » sera un des temps forts du concert, alignant un thème presque R’n’B’ et une longue envolée vocale, la tête penchée dans les entrailles du piano. La chanson sera l’occasion de revenir sur un des nombreux scandales immérités qu’a traversés Palmer. Juste avant, elle a déjà ironisé sur la tournure de son « Oasis » pour dénoncer le viol en soirée et l’avortement. Trop joyeux, le single de Who Killed Amanda Palmer aurait été d’après elle bien mieux accueilli par une certaine frange féministe si elle l’avait jouée en mineur et plus lente, démonstration à l’appui. D’autres incompréhensions du public et des médias ont ainsi percuté sa carrière, donnant à chaque fois naissance à un titre qui semble encore plus inspiré et tripes-à-l’air que le précédent. Attentats de Boston, « compassion radicale » pour autrui, utilisation de Kickstarter et de Patreon, menaces de mort, loyauté vis-à-vis de sa communauté virtuelle : ce qui est sûr, c’est que l’artiste est montée au front bien plus de fois qu’à son tour.
Toute « Dresden » qu’elle ait pu être dans les années 2000, Amanda Palmer est en tout cas un passionnant concentré d’Amérique. Capable de parler de la longue agonie de son meilleur ami et de dire « fellation » dans la même phrase, elle joue l’instinct, vit à 100% ses émotions, ses récits et ses chansons, s’amuse d’elle-même, pleure pour les autres et les écureuils qu’elle renverse, et après avoir tiré à boulets rouges sur « les parents qui achètent des sacs à dos ‘’La Reine des Neiges’’ », se met à tonner un « Let It Go » ravageur à moitié chanté en français. Le Bataclan quasi-complet est dans le creux de sa main alors que résonnent les derniers accords de « The Ride ».
Si la forme de ce show n’est pas nouvelle, Amanda Palmer en a fait quelque chose à son image, quitte à être bavarde mais jamais soûlante. Sa musique n’y est que mieux mise en avant, elle y trouve un écrin qui correspond parfaitement à l’univers intime qui l’entoure. Si certains artistes pouvaient appuyer sur Pause et venir se raconter avec le même recul un jour ou l’autre, on irait volontiers.
Setlist :
In My Mind
Runs In The Family
Bigger on the Inside
Oasis
Machete
A Mother's Confession
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Coin-Operated Boy (The Dresden Dolls)
Drowning in the Sound
Strength Through Music
Guitar Hero
Voicemail for Jill
Let It Go (Disney/Idina Menzel)
The Ride