Le jour où les Parisiens apprenaient le report, pour le mois de mai, de l’Olympia de Brigitte Fontaine, initialement prévu le 29 mars, c’est au théâtre du Zef, à Marseille, que la grande prêtresse chanson-punk donnait un récital en ce 11 mars 2020. On passe entre les gouttes, la veille de la Grande Annulation générale, sans savoir que le live-report deviendrait bien vite un document archéologique.
C’est au festival Avec Le Temps, événement consacré à la chanson francophone et implanté dans la ville depuis de nombreuses années, que l’on doit ce joli coup de programmation, Brigitte Fontaine se faisant assez rare en live. Terre Neuve, son dernier album tout juste sorti, a manifestement étonné la presse, qui n’a eu de cesse de souligner son côté « très rock » ; ce soir, la configuration de la scène aura donc de quoi ré-étonner, ou anti-étonner, puisqu’elle ne laisse la place qu’à un format duo. Côté cour, le trône de la reine hurlante, côté jardin, le poste de pilotage du capitaine Yan Péchin, ses cinq guitares et ses quatorze mille pédales d’effets. Le guitariste préféré des chansonniers français allumés (Bashung, Thiéfaine, Annegarn, Higelin…) a donc seul la responsabilité de l’instrumental, basse et batterie sont au placard, pour un set laissant une place très majoritaire aux titres de l’album Terre Neuve ; on aime l’esprit, fi des vieux succès, la poésie plutôt que le karaoké. En guise d'exception une belle interprétation minimaliste de la "Lettre au Chef de gare de la Tour de Carol".
La nécessité de libérer les mots, dans un sens, empêche peut-être la présence d’un groupe entier, on y préfère donc un duo guitare-voix, poussant le concert vers un format de performance poétique assez radical. On pourrait craindre une lassitude rapide à l'encontre de ces déclamations sur sons expérimentaux, il n’en est rien ; déjà parce que le set est court, une heure, rappel compris, mais surtout parce que le panel de sonorités de Yan Péchin et sa maîtrise des textures sont remarquables. Les atmosphères qu’il crée sont épaisses, riches : loopers, delays, distorsions-sur-guitares-acoustiques, la virtuosité et l’inventivité du larron sont indéniables.
En revanche, la configuration génère forcément quelques frustrations : en dépit de l’amplitude de jeu dont il fait preuve, et de la fascination qu'il exerce, une guitare ne peut suppléer une section rythmique, et des titres tranchants en studio, à l’image de "J’irai Pas", s’émoussent fatalement quelque peu. Si globalement, les ambiances se tiennent, hypnotiques, désertiques, jouant à fond la carte des gammes orientales comme Brigitte Fontaine les aime, on peut imaginer que la frustration est également du côté des musiciens, l’une trouvant plus difficilement une base propice à l’envolée lyrique, l’autre, avec le poids de sa charge, ne parvenant pas à se lâcher tout à fait. Certaines phases d’improvisation tournent un peu en rond et ne prennent pas vraiment, et sont d’ailleurs écourtées assez brutalement, comme un jour sans.
A contrario, les titres initialement pensés pour ce format duo, sont des moments d’une grande intensité. La lourdeur du texte de "Haute Sécurité", en début de set, contraste furieusement avec la bonne humeur générale qui régnait au Zef – on en reparle plus bas – et file un brillant bourdon à qui accepte de plonger. "Parlons d’autre chose", à la structure plus définie et dont la ligne de chant plus mélodique qu’à l’accoutumée s’entremêle parfaitement avec les arpèges de la guitare, offre une démonstration de complicité éblouissante entre les deux artistes, et une conclusion magistrale au concert. Le rappel, "Terre Neuve", est dans la même lignée de splendeur poétique, intense, obscure et mélancolique. Les deux artistes, avant d’abandonner la plèbe à son spleen, se tiennent droit face à la salle en guise de salut, Yan Péchin se tenant à chaque fois un pas en arrière, humilité touchante.
Tentative de digression : rires et chansons
L’entrée est théâtrale, les deux comédiens se retrouvent en milieu de scène ; Brigitte Fontaine fuit et regagne les coulisses, Yan Péchin s’installe et après plusieurs appels à l’ingé son pour que son micro soit ouvert, il a l’honneur de prononcer les premiers mots du soir : « Ta gueule ». L’ambiance est à la franche camaraderie, c’est un phénomène assez particulier, cette façon qu’ont les admirateurs de l’artiste de parler de celle-ci comme s’il s’agissait d’un membre espiègle de leur famille : un ton chargé d’affection respectueuse, où l’on sent le rire prêt à exploser à tout moment. Elle, de son côté, cultive cette proximité ; avant le concert, en signant personnellement un message au public sur les pages de l’événement, ou en mettant à disposition son album entier sur YouTube, et plaçant à chaque fin de morceau un message mignon, remerciant l’auditeur de l’avoir écouté, et pendant le show, multipliant les saynètes et les adresses à la foule, jusqu’à faire chanter "La Bonne Du Curé" à son guitariste. Une manière, il nous semble, de donner une indication au public sur l’attitude à adopter face à l’ambiguïté dramatique du personnage présent sur scène, et l’ambiguïté même du balancement entre personnage et personne réelle. Même si elle vient de la première concernée, il ne s’agit pas moins d’une fausse piste : le rire n’est pas la seule réaction possible face à ce que l’on pourrait appeler, en premier lieu, une étrangeté. Pourtant, le rire est partout, à la moindre esquisse de facétie, ça explose. Un type venu gratter une clope au photographe avant l’entrée nous avait même prévenus, « ce soir, on va rire, hein ! ». On n'y avait pas pensé.
Cet empressement au rire, qui est en soi une preuve touchante de l’affection que le public porte à la personne publique, semble parfois caduque et presque embarrassant. On rit parfois lors de moments douloureux – tout ce que propose Brigitte Fontaine n’est pas voué à susciter l’hilarité, ses gémissements sont glaçants ; mais soit, le tragique côtoie parfois le comique et les frontières sont confuses. En revanche on prend conscience du décalage à l’occasion de scènes absurdes : « Blues Kenavo » dit Brigitte Fontaine, « HAHAHA » hurle quelqu’un derrière nous, mais en fait, madame, c’est juste le nom du morceau… Qu’une situation d’une telle neutralité puisse déclencher l’un de ces rires gras de télévision nous fait suspecter une forme, en quelque sorte, de récupération sage et polie de la démarche pourtant peu conventionnelle de l’artiste.
On cherche peut-être à désamorcer la gêne qui apparaît quand on ne sait plus comment appréhender les aspects les plus sombres du personnage proposé. Il est plus simple de penser qu’il est voué à nous faire rire. Mais par là, on crée un autre type de gêne, en lien avec son édification en élément marginal ; on échoue à passer outre son étrangeté initiale, il est considéré comme nécessairement extérieur à notre monde, totalement fictif, alors qu’il nous serait bien plus profitable, en terme d’expérience artistique, d’intégrer son cercle ou de l’intégrer au nôtre, de l’ancrer dans le réel, pour d’une part profiter pleinement de son amplitude, et d’autre part trouver ainsi la connexion avec l’artiste, pure, égale et vraie. Et peut-être de rire alors, mais d’un rire complice, apte à basculer aux larmes au signal, et non plus comme lorsque le clown est seul sur la piste, et que l’on se débarrasse bruyamment de l’empathie, ou qu’on la surdose à s’en dévitaliser les glandes lacrymales, pour rester sur nos strapontins en marge du cercle des projecteurs, et rire de lui, sans lui. Le personnage de Brigitte Fontaine est de rires et de larmes, des siennes, des nôtres. En pleurant un peu, parfois, on pourrait éteindre les lumières et descendre rejoindre le clown, s’asseoir près de lui et ôter son appendice écarlate, pour constater que derrière, il y a un nez.
Crédits photos : Thomas Sanna
Merci à Barabara Iannone et Marion Ibanez