Après deux EP parus en 2016 et 2017, le collectif canadien Crack Cloud vient de publier son premier album. Si Crack Cloud et Anchoring Point se déployaient dans un style purement post-punk, frais, incarné et franchement inspiré, mais finalement assez normé et manquant sans doute un peu d’insoumission formelle pour marquer durablement et se distinguer tout à fait des autres artistes de cette scène tournant à plein régime, Pain Olympics se libère des stéréotypes du genre et fait état de la maturité artistique du groupe ; exactement ce qu’il faut pour un premier long format.
L’alimentation de la masse gigantesque de la production actuelle classée sous le terme post-punk tient sans doute à un phénomène autant musical que linguistique : en gros, d’une part, les astuces propres au style prolifèrent dans le jeu des musiciens comme dans le mix, équivalant souvent à un genre de filtre early-80’s calé vite fait sur le spectre sonore, et d’autre part, le terme se généralise, s’est généralisé, à la faveur de la paresse de ceux qui en parlent. Des albums qui auraient été qualifiés de garage ou de rock psychédélique il y a cinq ans sont aujourd’hui post-punk ou krautrock. C’est le vocable qui fait exister la scène.
Par ailleurs, si l’on décide de voir une scène comme une micro-société évanescente, sans localisation précise, on saura que comme une grande civilisation, elle tend un jour à la stérilité, signe annonciateur de son déclin prochain. C’est la sensation qu’on peut avoir souvent, à l’écoute de ces brouettes de groupes talentueux se vouant à la création d’une musique plaisante, efficace et immédiate, mais inapte à faire avancer quoi que ce soit, trop dociles qu'ils sont pour être féconds. Cependant, il arrive que l’un des rejetons de la bête se révèle étonnamment fertile ; et là, c’est jour de fête.
La réussite de Crack Cloud, c’est d’abord d’avoir compris qu’il était temps de sortir la tête du carton de vinyles de tonton. Le respect des aînés ne mène à rien d’autre qu’à la stagnation ; avec Pain Olympics, le groupe crée des ponts, désenclave. Il apporte avec lui ces éléments que le rock, ce vieux réac, se refuse souvent à considérer, ces sons qui viennent de la musique moderne, de l’électronique plus ou moins expérimentale ou du hip-hop décadent, que les puristes de la six-cordes fuient comme la peste. Le choix des textures, c’est ce qui permet à Crack Cloud de se débarrasser de l’étiquette post-punk, précisément parce qu’elles les ancrent dans le présent. "Favour Your Fortune" en est un exemple prégnant, un vrai hip-hop véner plein de trouvailles sonores fascinantes et jurant avec l’ethos initial du groupe.
Cet aspect nous permet par ailleurs d’envisager un lien de sang avec un autre gang radical, londonien celui-là : HMLTD, qui a également sorti son premier album cette année, un métissage tout aussi audacieux d’irrévérence rock et de grosses basses, pour une qualité d’écriture tout aussi recommandable. En outre, les deux groupes ont en commun l’excellence de leurs productions vidéo ; il faut dire que Crack Cloud est un collectif large incluant également des vidéastes et des danseurs. Les clips ne sont pas que la mise en vidéo d’un titre, ont véritablement leur existence propre et indépendante ; on constate la plus-value en terme de potentiel d’interprétation qu’ils amènent, avec "Ouster Stew" par exemple, où l’épilogue vient assombrir salement un titre pourtant entraînant et limite positif, musicalement, avec son solo de saxophone même pas acide.
Mais l’insoumission et le câblage pluriculturel de Crack Cloud n’ont pas prise que sur le son ; la composition elle-même est tournée vers l’effronterie et dévoile un grand sens de la fracture (comme HMLTD d’ailleurs). Ici, le moindre espace de tradition est détourné, et la volonté d’éclater les structures est imposé dès le morceau d’ouverture, "Post Truth (Birth Of A Nation)", où un départ guitare/batterie post-punk ou garage ne débouche jamais sur une chanson. A la place, du texte scandé, des chœurs d’ange, une basse profonde sur fond industriel, un solo de trompette tout pété se succèdent dans l’anarchie la plus totale.
Ce sera une constante : tout au long de Pain Olympics, l’auditeur est la victime d’une procédure de déstabilisation vicieuse et implacable. "Something Gotta Give" l’enveloppe, le prend dans ses bras en le caressant dans le sens du poil, pour mieux le soumettre ensuite à des montées chromatiques hors-gamme irritantes se terminant en queue de poisson. La rythmique fractionnée, le chant saccadé de "Tunnel Vision" débouchent sur un gros son qui glisse violemment sur des guitares saturées à l’excès. Pire encore, un titre entraînant, "Ouster Stew", le single, la vitrine de l’album en somme, est parfaitement sabordé par l’incruste, en plein milieu, d’un solo de batterie bordélique, démarche anti-commerciale s’il en est - ces gens-là n’ont semble-t-il aucune éducation.
Quelques exceptions sont notables toutefois, le temps de prouver que le groupe sait également tenir une ambiance de bout en bout : c’est le cas pour "Bastard Basket", où l’on nourrit l’ambiance avec parcimonie, en ajoutant-retirant guitares et synthés pour entretenir une longue plage atmosphérique. Le titre était déjà présent sur l’EP de 2016, il est ici plus badant encore, comme si c’était possible. Le tempo semble légèrement ralenti, le son de la basse, dont la ligne répétitive représente le squelette de tout le morceau, est adouci, ce qui la rend plus pernicieuse encore. On ajoute une reprise en fin de titre, une envolée de saxophone, noyée dans les limbes, avec nous...
Ainsi, Crack Cloud brille par son non-conformisme sincère. Le groupe prend des risques, s’aliène sciemment et réalise par là une mise en abyme accidentelle, l’addiction étant l’un des thèmes de prédilection du groupe. Indistinctement, en plongeant ou en décrochant, on s’arrache violemment à un milieu, à une sécurité relative. Pain Olympics n’usurpe son nom en rien et porte cette douleur, le déchirement soudain, rapide comme une nécessité. Il représente cet acte de déracinement en même temps qu’il l’incarne. Libéré de ses astreintes terrestres, Crack Cloud plane bien au-dessus de la scène post-punk et créera bientôt, si les cloportes regardent en l’air, de nouvelles vocations au sabordage salvateur.
Tracklist
1. Post Truth (Birth Of A Nation)
2. Bastard Basket
3. Something Gotta Give
4. The Next Fix (A Safe Space)
5. Favour Your Fortune
6. Ouster Stew
7. Tunnel Vision
8. Angel Dust (Eternal Peace)
Sortie de l'album le 17 juillet chez Meat Machine / Bigwax