The Fragile ne fait pas l’unanimité au sein des fans de NIN. Pourtant, de mon avis, il s’agit du pic de créativité de Trent Reznor et d’un album majeur des années 1990 (et plus largement du rock). Depuis le premier album Pretty Hate Machine, le son du groupe s’est tourné vers quelque chose de beaucoup plus sombre, malsain et violent. The Downward Spiral, qui sort en 1994 et marquera l’apogée commerciale de l’indus, est véritablement l’album qui s’est imposé comme le plus populaire, notamment grâce au succès de singles devenus des classiques : « Closer », « Piggy », « March of the pigs », « Reptile » et bien sûr « Hurt ».
Après une tournée triomphale et avoir produit Antichrist Superstar (1996) de Marilyn Manson, Reznor se décide à affronter ce qui est devenu sa plus grande peur. Le chanteur supporte mal son succès et la médiatisation à outrance dont il est l’objet. Obsédé par la peur de décevoir (et de se décevoir), il n’a fait que repousser ce 3e album ultra-attendu et toujours pas commencé. Reznor s’enferme dans son studio de la nouvelle-Orleans, y invitant régulièrement ses collaborateurs habituels (Charlie Clouser et Danny Lohner notamment) et un paquet de musiciens, et n’en sortira qu’en 1999.
La presse s’est fait l’écho des diverses rumeurs qui se sont succédées. Les sessions en studio furent difficiles mais productives : après avoir envisagé un triple album, et devant sa maison de disques qui trouvait déjà l’idée d’un double galère, Reznor s’est concentré à mettre en forme la deuxième option. Le 1er CD s’avère assez typique de NIN (et aurait sans doute constitué la totalité de l'album si Reznor ne s'était pas battu avec son label), quand le deuxième propose des morceaux aux sonorités sonorités aventureuses. Surtout, mis à part quelques décharges d’adrénaline ici et là, c’est un album de rock. De rock indus certes, mais les explosions de violence pure ont presque disparu, et celles qui restent ne s’avèrent plus aussi abrasives que par le passé.
D’où une certaine incompréhension : il est passé où le mec rachitique ultra torturé qui essayait de se suicider sur scène en s’explosant le corps sur son matos ? Reznor a grandi, est fatigué des excès, même s’il continue alors à picoler méchamment. Mais dans son refus de se répéter et son désir de proposer quelque chose de différent, le musicien a surtout réalisé un album-somme, matrice de nombreuses influences, de courants, de sons, structures et thématiques typiques de la scène des années 1990. Plus simplement, The Fragile parvient parfaitement, d’une part à exprimer le plein potentiel de NIN, et d’autre part à capter et retranscrire son époque. C’est bien là toute la différence avec son ancien protégé qui pour sa part ne s’est pas trop foulé en cherchant refuge dans les bonnes vieilles recettes des glorieux aînés avec Mechanical Animals (1998).
Les premiers titres sont tout à fait révélateurs de la difficulté d’appréhender ce pavé : alors que « Somewhat damaged » est une explosion de violence, moins rentre-dedans qu'un "Wish" mais extrêmement noire, « The day the world went away » effectue un 180° avec ses choeurs chaleureux. Encore que chaleureux c'est vite dit, l’atmosphère garde un aspect déglingué. Pourtant, dans les deux cas, Reznor paraît mieux gérer ses sentiments et la musique est plus en retenue. Ce n’est plus un suicidaire en puissance, mais un artiste qui a pris son courage à deux mains pour faire ce qu’il voulait faire et se mettre à nu. « The Wretched » n’a plus les bruitages entre terminator et la queue d’un crotale de « Reptile ». Mais ce que le groupe perd en agression, il le gagne en groove. Le son est moins mordant, mais plus chaud et plus entraînant, tout en conservant une impression de menace imminente qui ne disparaît que rarement.
Dans le même ordre d’idées, les singles, comme « We’re in this together » ne sont pas aussi définitifs que "Closer", mais l’album ne peut se résumer à des titres sortis de leur contexte. Car The Fragile , de façon encore plus éclatante que son prédécesseur (qui était conçu comme un album concept) est un tout, un voyage dans un univers passionnant mais dont l'exploration prend du temps. Chaque écoute sera l’occasion d’entendre des nouveaux arrangements, bruitages, notes de piano, boucle ou piste de guitare habilement disséminée qui viendront s’ajouter à la grande peinture qui prend forme peu à peu pour finalement révéler sa vraie nature. Car les perles s’enchaînent, et chaque titre ajoute de la valeur à celui qui lui succède. Et si « We’re in this together », n’a pas le même effet « massue » que les plus gros tubes de NIN, il arrive à point nommé pour évacuer la tension de « The Wretched » et ressentir toute la puissance émotionnelle de la chanson titre « The Fragile », qui elle-même aboutit au démentiel instrumental « Just like you imagined » avec son piano genre grand hôtel sur une boucle électro sulfureuse.
A ce stade, vous aurez compris que dès lors que la surprise est passée et qu’on garde les oreilles grandes ouvertes, il y a vraiment beaucoup à entendre et à écouter le long de ces montagnes russes sur lesquelles on entendra de la funk (« into the void »), du rock (« Please »), de l’indus (« No, you don’t »), de l’agression sonore (« Pilgrimage », une magnifique illustration musicale de l'extrêmisme sous toutes ses formes), de la tension retenue (« Even deeper »), de l’électro (« Where is everybody ? »), du planant (le magnifique « La mer » suivi du final « The great below ») et plein d’autres trucs, le tout bien sûr à la sauce NIN.
Pourtant, tout ça n’aurait pas eu la même dimension sans ce 2e disque (dont quelques titres ont déjà été cités ci-dessus) qui prolonge l’aventure avec des compositions aussi atypiques que les instrumentaux « The way out is through », « The mark has been made » ou le délirant « Complication ». Ce dernier titre, bien que très électro, renoue avec un esprit de jam band typique des 70s (bien qu’on suppose que le titre a été raccourci en studio pour une efficacité maximale). Bien que court, il prend une dimension hallucinante en live comme en témoigne le DVD de la tournée And all that could have been.
Et quand finalement retentissent les quelques notes de « Ripe (with decay) », qui annoncent la fin du voyage, c’est une fois de plus sur une ambiance ambigüe. Le malaise n’est plus montré à vif, mais malgré des compositions moins aggressives, il est toujours présent et prêt à s'immiscer. C’est également son aspect retors qui donne toute sa force à The Fragile. Pas un roc indestructible, non, mais quelque chose de plus subtil, de plus fin, qui a pris le temps de porter un regard nouveau sur le monde, qui a appris à canaliser ses efforts pour appuyer précisément là où ça fait mal (musicalement et au niveau des thèmes abordés). Suite extrêmement ambitieuse et aboutissement d'un style. Car si depuis, NIN a sorti de bons, voire très bons albums (et surtout à un rythme plus régulier, fini les 5 ans habituels de supplice), c'est bien à partir de celui-ci que les fans ont commencé à sentir que plus jamais ils ne ressentiraient le même frisson d'excitation lors de la découverte des futures productions du maître. Même si encore aujourd'hui, j'espère me tromper.