Fin 2020, après sa dernière bouchée de dinde de Noël, Gene Simmons (Kiss) aurait pu se contenter de lâcher un rot... Il a fait une phrase. On n’en sort pas vraiment gagnant car, une fois de plus, il nous a sorti son habituel refrain : Le Rock est mort. Evidemment, la phrase encadrée de beaux guillemets pour un titre fracassant a fait le tour du web : « Le Rock Est Mort! ».
Il est toujours insupportable d’entendre quelqu’un dénigrer un style de musique. Le classique serait pour les vieux, le jazz chiant à mourir, la techno de la musique de sauvages, le rap complètement débile et le Rock... mort. Qui peut juger de la qualité d’un pan entier du quatrième art ? Décider de sa vie ou de sa mort ? Comme si son existence était à débattre. Comme si ces différents courants n’avaient aucun lien entre eux, qu’ils étaient nés spontanément pour rester bien rangés dans leur case respective. A en juger par les innombrables genres musicaux qu’on peut inventer, il semble bien difficile de cartographier avec précision le monde de la musique.
Et heureusement ! Ces étiquettes sont comme des frontières qui se dressent entre différents mondes qui ont parfois un héritage commun. Ils sont liés de par leur histoire, un contexte social, politique, géographique. La musique est vivante et le Rock en fait partie. Le Rock ne peut pas disparaître.
Mais tous les ans, un journaliste vedette frustré, un vieux rocker amère, un squatteur du TOP50 arrogant nous sort cette fameuse phrase qui est devenue une rengaine agaçante.
Voici ce qu’a dit Simmons lors d’une interview avec Gulf News le 30 décembre 2020:
"Le rock est mort. Et c'est parce que les nouveaux groupes n'ont pas pris le temps de créer du glamour, de l'excitation et des trucs épiques. The Foo Fighters est un groupe formidable, mais c'est un groupe qui a 20 ans. Vous pouvez remonter de 1958 à 1988. Cela fait 30 ans. Pendant cette période, nous avons eu Elvis, les Beatles, Jimi Hendrix, les Rolling Stones, etc. En disco, vous avez eu Madonna, puis vous avez eu le hard rock, vous avez eu AC/DC, peut-être nous, quelques autres. Motown, toute cette grande musique. De 1988 à aujourd'hui, ça fait plus de 30 ans. Dites-moi qui sont les nouveaux Beatles. Vous ne pouvez pas. Il y a des groupes populaires. BTS est très populaire. Toutes sortes de groupes sont très populaires. Cela ne veut pas dire qu'ils sont emblématiques et qu'ils ont un héritage pour toujours. C'est différent."
Une autre époque et une offre en constante augmentation.
Gene Simmons dit aimer des artistes actuels comme les Foo Fighters ou Tale Impala. Alors le Rock n’est pas mort ? Et bien si, parce que "c’est différent", ce ne sont pas les "nouveaux Beatles". Ils ne vont pas marquer l’Histoire.
Chercher en 2020/2021 les nouveaux Beatles semble être une quête bien illusoire. Lorsque la carrière des Beatles explose, on parle aux États-Unis de "British Invasion". C’est le début de la compétition entre majors au niveau mondial. Une poignée de groupes sont produits par un petit nombre de majors. L’enjeu est culturel mais aussi économique ! Il faut se souvenir que la Reine d’Angleterre décore les Beatles en 1965 en pleine Beatlemania. Imagine-t-on aujourd'hui un artiste recevoir ce genre de distinction quelques années après le début de sa carrière ?
A cette époque on découvre également le vrai travail de studio. C’est une révolution technique et artistique. Les Beatles vont profiter de tout ce contexte et y ajouter leur incroyable talent. Ils composent, écrivent leurs textes et innovent en studio.
Un alignement des planètes comparable à notre époque est utopique. De plus, si on regarde l’évolution du nombre de références produites au fil des années, mécaniquement il devient de plus en plus difficile de sortir du lot. La base de données collaborative Discogs peut nous donner une idée de cette évolution. Le site référence près de 240.000 références dans la catégorie “rock” pour les années 60 contre plus de 1,3 millions pour les années 2010 (Pas franchement un signe de déclin). Ceci ne veut pas dire que la tâche fût plus simple pour les Fab Four, les Stones ou Pink Floyd. Leur immense talent respectif est absolument irréfutable. Mais comment comparer la carrière de groupes nés après les années 2000 avec ces légendes précurseurs de la révolution Rock des sixties.
Source : Discogs.
Le temps de la suprématie d’une poignée de groupes qui trustaient les charts durablement est effectivement révolu. Est-ce une mauvaise nouvelle ? Les différents genres de Rock se développent et évoluent, l’offre explose. Est-ce que ceci joue sur la qualité ? Gene, submergé par sa nostalgie du Glam Rock (dont il est un des inventeurs. Rendons-lui hommage), répondra peut-être que oui. Mais peut-on balayer d’un revers de main les carrières de Nirvana, Radiohead, Metallica, U2, Oasis, Scorpions ? Ces groupes ne sont-ils pas "emblématiques" chacun dans leur style ?
D’ailleurs, dans une autre interview donné à son fils journaliste, Gene concède :
"Il y a des groupes super, Tame Impala, que tu m'as fait découvrir, et bien d'autres. Durant les années 60 ou 70, je suis convaincu qu’ils seraient devenus énormes."
Ensuite, il s’égare à nouveau.
"Mais, bizarrement, désormais, tout parait ridicule comparé à 'Gangnam Style'. Regarde combien de fois ce titre a été écouté.”
“Je pense que malgré ces chiffres, le public détournera très vite son attention. Je ne sais pas ce que cela signifie, mais il est clair que la longévité n’existe plus."
Le nombre d’écoutes en streaming : le nouveau top 50.
Le fait d’exploser les scores sur les plateformes de streaming est-il une condition à remplir pour devenir culte ? Et de quel public parle-t-on lorsqu’on avance qu’il "détourne son attention très vite" ?
En 2019, l’Ifpi a réalisé une grande enquête dans 19 pays auprès de 34.000 personnes de 16 à 64 ans.
On y apprend que 83% des 16-24 ans utilisent un service de streaming audio contre 53% chez les 45-54 ans. La raison principale de cet engouement est la possibilité d’accéder instantanément à des millions de titres. La « consommation » de musique a totalement changée.
Le public jeune écoute énormément de titres, zappe très vite en passant d’un artiste à l’autre. Les stars Drake, Kendrick Lamar, Nicki Minaj, J. Cole pour le hip-hop et Eric Church pour la Country (style très populaire aux US) l’ont bien compris. Un titre doit être accrocheur dès les premières secondes et être digeste. De 2013 à 2018, la durée moyenne des titres du classement Billboard Hot 100 a ainsi baissé passant de 3 min 50 sec à 3 min 30 sec. C’est ce que QZ montre dans une étude publiée en janvier 2019. Ceci tend à démontrer que le streaming a changé la manière de produire un titre.
Face au développement du streaming, le concept d’album n’a plus de sens. Les ventes de musique (téléchargement ou supports physiques) s’effondrent exception faite du vinyl qui fait son grand retour essentiellement chez les 25-34 ans. Les 45 ans et plus achètent davantage de CD ou de DVD.
En effet, un public plus jeune a tendance à détourner son attention très vite. En schématisant, on peut considérer que ce public a donc entre 16-24 ans et écoute du hip-hop. Le dernier rapport de Nielsen pour le marché US montre également que selon le style de musique, les habitudes ne sont pas les mêmes. Le Hip-Hop domine largement le Rock quand on parle de streaming. Mais pour la vente d’albums, c’est tout à fait le contraire.
Source : Nielsen Music/MRC Data's U.S. 2020 Midyear Report
Problème : le nombre de “vus” ou d’écoutes étant devenus la nouvelle façon de déterminer le succès d’une œuvre, certains analysent ces chiffres comme le déclin du Rock et la suprématie du Hip-Hop (ou de l’Electro en Europe).
Mais il existe d’autres marqueurs moins mathématiques.
Plus de vinyl et les véritables amours des mélomanes.
Si le vinyl fait son retour, certains diront que c’est un nouveau délire de bobos consuméristes, d’autres que c’est le support incontournable de l’audiophile. Dans les deux cas, lorsqu’on achète un disque, on sélectionne davantage. On consomme autrement la musique. On pourrait dire qu’on privilégie la qualité à la quantité. Quand on s’intéresse au top des ventes sur ce support, les premiers du classement ne sont plus du tout les mêmes.
Classement des ventes d’albums Official Charts UK.
Toujours dans son enquête, et cette fois-ci en laissant les chiffres de côté, l’Ifpi a demandé aux participants quel était leur genre de musique favori. Là encore, on voit que la Pop et le Rock font bonne figure.
- Pop
- Rock
- Oldies
- Hip-hop/Rap
- Dance/Electronic
- Indie/Alternative
- K-Pop
- Metal
- R&B
- Classical
De quoi mettre du plomb dans l’aile à l’analyse d’Adam Levine, leader de Maroon 5 et juge de The Voice US, selon laquelle “le Rock ne serait nulle part” et que “le Hip-Hop meilleur que tout le reste”.
Sur Discogs, on peut trier les albums des plus “voulus” (que les utilisateurs ont ajoutés à leur wantlist) ou moins voulus. Sur toutes périodes confondues, on obtient une belle liste de légendes comme Gene Simmons les aime.
Sur la période 2020 uniquement, le Rock est bien présent aussi. Je vous laisse juger.
Dernier exemple, le site Metacritic qui fait une agrégation de beaucoup de critiques (issues de sites anglophones) pour chaque album. Voici le top 5 de l’année 2020 avec pour chaque disque les styles dans lesquels les utilisateurs de Discogs les ont classés.
- Fiona Apple - Fetch the Bolt Cutters (Experimental, Art Rock, Alternative Rock, Indie Pop)
- Bob Dylan - Rough and Rowdy Ways (Ballad)
- Perfume Genius - Set My Heart on Fire Immediately (Art Rock, Indie Pop)
- Phoebe Bridgers - Punisher (Indie Rock, Folk)
- Moses Sumney - græ (Soul, Funk, Neo Soul)
Conclusion
L’année prochaine, Gene, s’il te plait… Change de disque et reprends de la dinde !
Ne nous imposons pas de barrières inutiles. Laissons tomber les postures dogmatiques. La musique (et donc le Rock) vit, change mais ne meurt jamais. On peut parler de l’évolution du Rock sans devenir si solennel et péremptoire en clamant que “Le Rock Est Mort”.
Des artistes plus progressistes abordent le sujet sans tabou comme, par exemple, Steve Wilson. Il admet s’ennuyer de plus en plus avec sa guitare et découvrir de nouvelles inspirations dans la musique électronique.
Où est le problème ? Soyons enthousiastes à l’idée de voir le Rock évoluer et sortir des sentiers battus ! Il y en aura toujours pour tous les goûts.
Le Rock est riche, vivant, diversifié, complexe...
Le Rock n’est PAS mort.